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royaume depuis vingt-cinq ans étaient le prélude d’un gouvernement libre; Scharnhorst, par le décret qui prescrit que tout citoyen sera soldat, a donné à chacun le sentiment de la responsabilité personnelle : Stein, en permettant aux communes d’élire leurs municipalités, a préparé la nation à l’exercice des droits politiques; l’instruction primaire obligatoire a élevé les mœurs publiques. Malheureusement le prince héritier est, dit-on, moins libéral encore que son père, et son ancien précepteur, son conseiller favori d’aujourd’hui, n’est autre que le premier ministre Ancillon.

Lorsque Ticknor rencontre quelque part en Europe un homme d’état tory, suivant son expression, il le juge avec sévérité. On a déjà lu comment il parle de Talleyrand; le portrait d’Ancillon n’est pas plus flatté. C’est un Neufchâtelois que le roi a attiré à Berlin; quelques bons livres de littérature légère ont commencé sa réputation. Devenu précepteur de l’héritier présomptif, il eut parfois l’occasion de donner son avis sur les affaires publiques; puis il fut nommé ministre des affaires étrangères contre son gré, prétendait-il. Il raconte que son seul bonheur est de se rafraîchir chaque matin d’une page de grec ou de latin, ce que Ticknor trouve, avec raison, assez pédant. Il parle bien, il sait faire des phrases; mais il a le tort de trop s’écouter parler. Humboldt, le causeur élégant, l’homme aux aptitudes universelles, s’en moque volontiers. «En somme, conclut notre voyageur, je n’aime pas M. Ancillon. Ce n’est pas un esprit de premier ordre, ni un caractère noble ou élevé. C’est peut-être un ministre compétent pour la besogne de tous les jours; il peut s’en tirer tant que les circonstances ne réclament ni une décision hardie ni beaucoup de sagesse. Il parle avec agrément et fait de jolies phrases; c’est tout. Tel qu’il est cependant, les destinées de la Prusse sont entre ses mains, puisqu’il possède la confiance du roi et que le prince est son pupille. Et les destinées de la Prusse sont importantes en vérité pour l’Allemagne entière et pour toute l’Europe... »

Ticknor arrivait à Vienne un mois après, porteur d’une lettre de Humboldt pour M. de Metternich. Celui-ci était alors en Hongrie; dès son retour, il écrivait à notre Américain pour le prier de venir entre deux et trois heures au palais de la chancellerie. Ticknor y fut à l’heure exacte, un peu surpris dans sa simplicité de l’autre monde de traverser tant d’antichambres et de s’y rencontrer avec tant de gens qui attendaient une audience. Il convient ici de lui laisser la parole, car son récit perdrait sans contredit à être abrégé :

« Enfin les personnes arrivées avant moi furent admises; c’était, d’après ce que je compris ensuite, une députation milanaise ; elle fut promptement expédiée. Ce fut alors mon tour. Après avoir franchi une double porte, je me vis dans une belle et grande bibliothèque