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n’avait jamais négligées, une riche bibliothèque ouverte à tout venant, quelques érudits dont la conversation lui était précieuse; mais les hommes de lettres y vivaient à part, plus agréables à rencontrer dans leur cabinet de travail que dans un salon. Certaines gens s’imaginent encore que le savant allemand est distrait, négligé dans sa tenue, indifférent à tout ce qui sort de ses études habituelles. Ce type de comédie n’est plus guère conforme à la réalité, cependant Ticknor semble n’en avoir pas connu d’autres en 1835. Les artistes, peintres ou sculpteurs, étaient peu nombreux et d’un mérite médiocre. Bourgeois et commerçans étaient tous de moyenne fortune, partant n’entendaient rien à la vie élégante, dont il avait vu quelques spécimens en Angleterre et dont il devait voir plus tard d’autres exemples à Paris. Qu’y avait-il donc pour lui plaire en dehors de la vie de famille qu’il aurait aussi bien menée dans sa maison de Boston? C’était une société raffinée que les hautes classes composaient seules, d’abord la famille royale de Saxe, non moins respectable par ses mœurs privées que par la culture intellectuelle; puis le corps diplomatique qui, dans une si petite cour, ne pouvait être divisé par des dissentimens très sérieux ; puis une colonie nomade de Russes et de Polonais qui venaient y chercher pendant l’hiver des distractions ou un climat plus doux.

Cependant on aurait tort de croire que cette société saxonne fût calquée sur celle des autres capitales européennes. Il s’y trouvait quelque chose de patriarcal que l’on eût en vain cherché ailleurs. On dîne à une heure de l’après-midi, on va au bal à six heures du soir, et l’on en sort entre dix et onze; il faut une circonstance bien extraordinaire pour que la veillée se prolonge jusqu’à minuit. Chez les gens de classe moyenne, la maîtresse de la maison s’assoit à peine à table avec les invités, ou, si elle le fait, elle se lève à chaque instant, pour les servir, pour aller à la cuisine; elle est, en un mot, le principal domestique. Chez les gens de cour, cet usage n’est passé de mode que parce qu’on a pris les coutumes étrangères. On n’emploie que le français dans le beau monde; la langue maternelle est abandonnée aux boutiquiers et aux gens de service. Un soir, à la réception de l’ambassadeur de Russie, on parlait allemand par hasard; survient un grand seigneur russe qui s’en étonne: « Je m’en sers si rarement en bonne compagnie! » dit-il; à quoi une dame d’origine germanique lui répond gaîment : « Vous le parlez si correctement qu’il paraît que vous avez beaucoup de pratique. » Tout le monde rit, et personne ne se fâche. Peut-être l’idée de la grande patrie allemande dont on a fait tant de bruit plus tard n’existait-elle alors que pour les professeurs et les érudits, comme Ticknor l’avait constaté vingt ans plus tôt. Quel sentiment de ce genre pouvaient éprouver en ce temps les Saxons, qui