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pierre de ce domaine, chaque point de vue est le sujet d’une tradition ou d’une ballade qu’il vous récite avec enthousiasme, et ses traits s’illuminent alors d’une façon qui contraste avec le calme habituel de son visage. »

A Abbotsford, on déjeunait à neuf heures; ensuite tout le monde se promenait en écoutant les histoires que Walter Scott racontait à toute occasion. Pendant le dîner, à quatre heures et demie, le joueur de cornemuse en costume authentique de highlander se faisait entendre sous les fenêtres ; le dessert venu, il se retirait après avoir avalé son verre d’eau-de-vie. Le maître de la maison aimait à rester longtemps à table, en causant avec ses hôtes. Puis au salon le musicien rentrait pour faire danser aux jeunes gens les rondes écossaises. On soupait à dix heures, la conversation se prolongeait ensuite jusqu’à minuit sans ennui ni fatigue. Walter Scott menait cette vie patriarcale entouré de ses enfans, qu’il avait élevés lui-même avec soin, mais avec certaines idées préconçues que l’on n’aurait pas attendues d’un poète. Les deux filles avaient l’originalité et la simplicité de leur père; le fils aîné était moins bien doué. « Je lui ai fait donner la dose d’instruction qui pouvait lui être utile, racontait-il à Ticknor; en outre je lui ai appris à être beau cavalier, bon chasseur et à dire la vérité. Ce sera un bon soldat qui servira bien son pays, au lieu d’être un triste étudiant ou un avocat médiocre. »

A son retour vers le sud de la Grande-Bretagne, le voyageur américain ne pouvait manquer de rendre visite aux lakistes, ces admirateurs passionnés de la nature dont la poésie simple et touchante était une des gloires littéraires de l’époque. Justement, il avait été présenté à Wordsworth et à Southey qu’il avait rencontrés plusieurs fois en diverses villes de l’Europe. Ce dernier surtout l’attirait par un mélange bizarre de sauvagerie, d’exaltation et d’aptitude universelle. Southey avait alors sous presse une vie de Wesley, il achevait un livre sur le Brésil, une histoire de la guerre d’Espagne précédée d’une introduction sur l’état moral de la France, de l’Angleterre et de l’Espagne entre 1789 et 1808, plus un poème dont six cents vers sur six mille étaient seulement écrits. Il avait en manuscrit une histoire du Portugal, sur laquelle il comptait le plus pour passer à la postérité, et une histoire des Indes portugaises. « C’est assurément un homme extraordinaire dont j’ai peine à comprendre le caractère, car je ne discerne pas comment des élémens si dissemblables peuvent être réunis, un esprit si prompt avec tant d’application au travail, tant de douceur et tant d’irritabilité nerveuse, un talent si poétique et un savoir si minutieux. Il se considère lui-même comme un écrivain de profession à tel point que pendant les heures consacrées à un travail régulier il