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sauvetage commença. Un à un, nos Kanaques s’aventurèrent, les femmes ensuite. Il ne restait plus que Jane, Kimo et moi.

Je ne perdais pas Kimo de vue. Il semblait anéanti; mais je craignais un réveil terrible de son fanatisme. Qu’allait-il faire? A plusieurs reprises je l’avais pressé de passer, il avait refusé par un geste de tête.

— A toi maintenant, lui dis-je.

— Non. Je passerai le dernier.

J’avais promis à Jane de l’accompagner, mais je n’osais laisser Kimo derrière nous. Je le croyais capable de tout; et puis sous notre double poids les cordes n’allaient-elles pas céder, ou tout au moins se courber au point de nous exposer au danger d’être asphyxiés?

Je pressai Jane. Elle hésitait, mais un signe impérieux de Frank triompha de sa résistance. Elle se hasarda. Debout au pied de l’arbre, je surveillais Kimo, prêt à le tuer au premier geste. Il n’en fit aucun. Jane passa, et quelques instans plus tard je la vis s’affaisser dans les bras de Frank.

— Tu me suivras, Kimo, lui dis-je, au moment de le quitter.

— Oui.

— A bientôt!

— Peut-être : il faut une victime à Pelé.

Que voulait-il dire? A mon tour, je me lançai au-dessus de l’abîme. Deux minutes, qui me parurent deux siècles, s’écoulèrent avant que je n’atteignisse l’autre rive.

Je vis ensuite Kimo monter lentement dans l’arbre. Il saisit la corde, franchit sans difficulté la moitié du parcours, puis il nous sembla qu’il s’arrêtait. Que faisait-il? La corde se courba lentement, elle oscilla. Un cri de terreur s’échappa de nos poitrines. Un craquement se fit entendre, une forme humaine, les bras étendus, disparut dans l’abîme mugissant.

Nos Kanaques affirmèrent qu’ils avaient vu Kimo scier avec son couteau la corde qui le soutenait.


Jane et Frank sont mariés depuis huit ans. Le ciel a béni leur union. Trois charmans enfans, deux fils, dont l’aîné est mon filleul, et une fille appelée Kiana, font leur joie et leur orgueil. Ils s’aiment tendrement, et ce n’est jamais sans émotion que ma pensée se reporte vers eux. Ma curiosité est satisfaite; je sais la fin du chant de Kiana. Kimo m’a-t-il trompé? Je ne le crois pas; vraie ou supposée, la prédiction de Kiana s’est accomplie, et les dieux havaïens ont vécu.


C. DE VARIGNY.