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me permettait de voir au-delà de l’autre rive. Il n’y avait pas de possibilité de salut pour nous. Bien que courant entre deux monticules, le fleuve de lave était d’une largeur telle qu’il fallait abandonner tout espoir de le franchir. Debout à côté de moi, Kimo le contemplait d’un œil farouche.

— Nos dieux l’emportent, me dit-il.

Je souris avec dédain. Nos heures étaient comptées. Le flot de feu montait toujours, la force du courant portait vers nous, et le tertre, lentement miné, s’effondrait peu à peu. Il n’y avait rien à faire, rien à tenter, et nos forces diminuaient à mesure que le péril grandissait.

— Et elle ? repris-je, en lui désignant Jane agenouillée.

— Elle l’a voulu. Kiana l’a prédit.

— Kiana ?

— Oui. Je puis maintenant satisfaire votre curiosité. Demain, ce soir peut-être, nous appartiendrons à Pelé. Écoutez la prédiction de Kiana : Je t’ai aimé, a-t-elle dit à Vakea, et un jour viendra où l’unique héritière de notre sang aimera un homme de ma race. Si elle devient sa femme, les dieux havaïens auront vécu et mon Dieu l’emportera sur eux.

— Cette femme, cette unique descendante de Kiana, c’est Jane ?

— Oui. Et lui, Frank, est mort.

Je m’éloignai le cœur serré, lorsqu’un cri poussé par Jane me fit tressaillir. Son bras étendu semblait m’indiquer quelque chose d’extraordinaire. Je courus vers elle, son regard fixe dévorait l’horizon. — Regardez, me dit-elle.

Loin, bien loin dans la plaine roulait un tourbillon de poussière au sein duquel semblaient se mouvoir des ombres aussitôt disparues qu’entrevues. Un repli de terrain le déroba à nos yeux, mais quelques instans après il reparut sur la crête. Un cavalier lancé à toute vitesse se dessina un moment sur le fond blanc du ciel. D’autres le suivaient. Ils se dirigeaient vers nous.

— Frank ! c’est Frank ! s’écria Jane.

Était-ce Frank, et pouvait-elle le reconnaître à une telle distance ? Tous debout, immobiles, nous suivions du regard cette course vertigineuse, ces cavaliers emportés par un galop furieux et que chaque bond de leurs chevaux rapprochait de nous. Jane ne s’était pas trompée. Frank devançait son escorte. Il s’arrêta de l’autre côté du ravin. Son regard la cherchait avec anxiété ; elle le comprit, se détacha du groupe de ses femmes et lui tendit les bras.

Sauvée… et par lui !

Frank descendit de cheval. Nous le vîmes chanceler, mais par un puissant effort de volonté il se redressa. Ses compagnons l’avaient rejoint. Après une rapide consultation entre eux, ils se dispersèrent,