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— Adieu, ami; dites-lui que je suis mort pour elle et en pensant à elle.

Le cocotier s’inclina ; son tronc immense résista quelques instans puis il se pencha majestueusement et s’abattit en travers du torrent. Frank s’élança et disparut dans la fumée. J’entendis un horrible craquement, un crépitement de branches enflammées, un cri, puis tout se tut. Je détournai les yeux le cœur serré. Debout, près de moi, Kimo n’avait rien perdu de cette scène. Son visage trahissait une satisfaction cruelle qui me fit horreur. Son regard se croisa avec le mien, puis, sans mot dire, il s’éloigna.

Quand je revins à Jane, je la trouvai abîmée dans un profond désespoir.

— Pauvre Frank, dit-elle, il m’a donné sa vie comme il avait la mienne. Heureusement nous ne sommes plus séparés pour longtemps.

Les heures s’écoulèrent, mornes et silencieuses ; la lave montait lentement, mais elle montait, et la chaleur devenait intolérable. A la fin du jour, je fis une distribution de vivres et d’eau. Grâce à la prévoyance de Frank, nos provisions avaient été sauvées et transportées au sommet du tertre. Je constatai avec effroi que nous en avions pour deux jours au plus, et encore en observant la plus stricte économie.

La nuit vint tempérer quelque peu la chaleur. Au jour naissant, je descendis au pied du tertre. La lave s’était élevée de plusieurs mètres. Elle roulait sans interruption ses flots rouges et clapotans. La fumée était moins intense, mais le miroitement de l’air surchauffé empêchait d’entrevoir l’autre bord du ravin. Cette journée fut une journée d’agonie. Les feuilles des arbres se desséchaient et leurs rameaux flétris ne nous donnaient plus qu’une ombre insuffisante. Mes compagnons, abattus, attendaient la fin inévitable. Je réussis pourtant à réveiller chez quelques-uns d’entre eux un peu d’énergie et à leur faire construire deux huttes de branchages pour abriter les femmes et nous-mêmes. Que la nuit était lente à venir ! Si horrible qu’elle fût, elle était préférable au jour, pendant lequel le soleil redoublait nos souffrances.

Jane était admirable de résignation ; grandie par l’amour et le danger, elle y puisait une force d’âme, une foi religieuse que je n’avais jamais soupçonnées en elle. Elle me parlait de Frank, qui l’attendait dans un monde meilleur. Elle se souvenait de tout ce qu’il lui avait dit ; elle était heureuse et fière d’avoir été aimée de lui, heureuse surtout de lui avoir avoué son amour.

La seconde nuit finissait. Je sortais d’un sommeil lourd et fiévreux. L’aube blanchissait la cime de Mauna-Loa, le torrent roulait toujours. Il avait gagné plusieurs pieds encore, mais la fumée, dissipée,