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temps à autre, un frémissement du sol trahissait le danger inconnu qui nous menaçait. Tout à coup une secousse plus violente que les autres se fit sentir. Sur un signe de Frank, Kimo le rejoignit; ils échangèrent quelques mots à voix basse, puis Frank nous invita à mettre pied à terre. Il était temps : une seconde secousse nous fit chanceler. Des blocs de rochers détachés des sommets glissèrent avec grand fracas sur les pentes, bondissant et brisant dans leur course les arbres et les arbustes qui se trouvaient sur leur passage.

— Du courage! dit Frank, nous ne pouvons rester ici. Il nous faut gagner le monticule que vous voyez là-bas, — et il nous désignait à quelques centaines de mètres un tertre au sommet duquel se dressait un bouquet de cocotiers et de pandanus.

Nous nous mîmes en marche, Jane appuyée sur le bras de Frank. Les secousses se multipliaient, les arbres éperdus agitaient leurs panaches, nos chevaux refusaient d’avancer et nous dûmes les abandonner. Un grondement sourd et incessant roulait sous nos pieds, on sentait qu’une mer de feu battait de ses vagues soulevées le sol qui nous portait. Nous parvînmes pourtant à gagner le tertre.

Nous étions à bout de forces. La terre oscillait, tout semblait tourner autour de nous. Frank fit rapidement desseller les chevaux et porter les provisions à l’abri du soleil sous les arbres, à l’ombre desquels il installa Jane et ses femmes. — Attendons maintenant, me dit-il; si je ne me trompe, nous n’attendrons pas longtemps.

Une commotion terrible fit pousser un cri d’effroi à nos compagnons, puis nous entendîmes un ruissellement semblable à celui d’un torrent impétueux. Je crus qu’une avalanche de pierres et de rochers descendait de la montagne dans la plaine. Je regardai dans la direction d’où venait le bruit. Un fleuve de feu se ruait sur nous. La lave s’était frayé une issue sur les flancs de Mauna-Loa; ses flots rouges, irisés de blanc, s’avançaient avec une effrayante rapidité, entraînant avec eux des quartiers de roc qui éclataient et se fendaient dans ce brasier ardent. Aveuglés par la terreur, les Kanaques voulurent s’enfuir. Où? Quelques-uns des plus affolés coururent au bas du tertre pour franchir le ravin et gagner la plaine. La lave courait plus vite qu’eux; elle les atteignit, les en)porta sans qu’un cri se fît entendre. La voix impérieuse de Frank arrêta les autres. Pâle et silencieuse, Jane se serra près de lui. — Nous sommes perdus, s’écria-t-elle.

— Perdus, répéta la voix de Kimo. Pelé se venge. Malheur à ceux qui l’ont reniée ! — Et son regard sombre s’attachait sur Jane.

— Silence ! lui dit Frank. Si nous sommes perdus, il ne sera pas dit que nous mourrons en lâches. Éloigne-toi. — Kimo sourit avec mépris et alla s’asseoir au pied d’un arbre dans l’attitude impassible du Kanaque qui attend la mort.