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bras, ils cheminèrent ensemble jusqu’à ce qu’un hurrah des Kanaques nous apprit qu’ils avaient rejoint la route.

Pendant ce trajet difficile, nous ressentîmes encore quelques légères secousses. Elles étaient si faibles que nous y fîmes à peine attention. Kimo lui-même y paraissait indifférent. Il observait attentivement mes compagnons, et plus d’une fois je surpris son regard attaché sur Jane et sur Frank. Son visage impassible ne trahissait aucune impression, mais sa curiosité était éveillée, et je m’en aperçus quand, remonté en selle, je me rapprochai de lui pour laisser les jeunes gens seuls. Loin de m’éviter, il répondit à mes questions, ramenant la conversation sur Jane, puis sur Frank. Il semblait désirer savoir le but de ce voyage décidé si brusquement et dans le cours duquel il voyait naître chez Frank des sentimens dont il n’avait pas évidemment soupçonné l’existence. Kimo était trop délié pour ne pas deviner que je ne pouvais ou ne voulais rien dire.

Nous avancions rapidement. La route devenait meilleure, les arbres plus espacés laissaient mieux circuler l’air et la lumière; çà et là des fougères arborescentes, hautes de plus de trente pieds, étalaient leur panache qui bruissait au souffle d’une brise légère, des touffes d’ohélos, couvertes de petites baies jaunes, des goyaviers au parfum pénétrant, bordaient l’étroit sentier et annonçaient que nous laissions la forêt derrière nous.

— Encore une heure, dit Kimo, et nous serons au bord de Kilauéa.

— Où je déposerai mon offrande à Pelé, ajoutai-je en riant.

— Pelé, reprit-il d’un ton grave, Pelé nous soit propice !

— Redoutes-tu quelque danger?

— Cette nuit, j’ai eu des craintes ; elles avaient disparu, mais elles me reprennent maintenant, dit-il en suivant attentivement les mouvemens de Frank, qui, courbé sur sa selle, venait de cueillir avec dextérité une grappe d’ohélos qu’il offrait à Jane.

— Pourquoi maintenant?

Il hésitait à me répondre lorsqu’une secousse violente se fit sentir. Nos animaux s’arrêtèrent court, inquiets, les oreilles dressées, soufflant bruyamment par leurs naseaux. Le sol oscillait avec un mouvement étrange. On eût dit que la terre soulevée respirait profondément. En même temps, un bruit sourd comme le grondement de l’Océan se fit entendre, lent et confus d’abord, puis il se rapprocha, grandit, passa comme un souffle de terreur sous nos pieds et se perdit au loin. Un grand silence lui succéda. On eût dit que la nature immobile retenait son haleine. Pas un insecte ne bruissait sous l’herbe. Au-dessus de nos têtes, le soleil éclatant, un ciel sans nuages, augmentaient l’étrangeté de cette scène.