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Nos vaqueros nous avaient précédés. Deux huttes en feuillages, rapidement bien qu’artistement construites, nous attendaient. L’une était destinée à Jane et à ses femmes, l’autre nous était réservée. Avec cette activité silencieuse qui caractérisait Kimo, notre installation fut promptement achevée.

Pendant la soirée, Frank décida Jane à parcourir avec lui les environs de notre camp. Ils m’invitèrent à me joindre à eux; j’acceptai, mais je les laissai bientôt seuls, ce dont ils ne parurent pas s’apercevoir, tout absorbés qu’ils étaient dans une causerie dont les souvenirs de leur jeunesse faisaient les frais. Ils y revenaient volontiers, et je n’avais garde de les en distraire. Ce passé n’était-il pas un lien entre eux; l’avenir leur en réservait-il un plus doux? Je l’espérais bien sincèrement et je m’abandonnais à cette rêverie. Lorsqu’ils revinrent, je les observais avec attention : Frank était pâle, mais parfaitement maître de lui-même; Jane me salua d’un regard malicieux et, après une courte conversation, elle prétexta la fatigue et prit congé de nous. Je restai seul avec Frank.

— Eh bien, lui dis-je, êtes-vous plus heureux?

— Plus amoureux, oui, plus heureux, non. Je ne sais que penser : par momens, il me semble qu’elle me devine, mais ces momens sont rares. Elle reprend alors son air hautain et m’entretient de choses indifférentes. Entre elle et moi, elle excelle à élever une barrière invisible que je n’ose franchir. Je sens à quel point elle est jalouse de son indépendance.

— Parce qu’elle n’a pas encore rencontré l’homme qui ait su lui inspirer le désir d’y renoncer. Je crois, moi, que vous serez cet homme. Vous êtes resté dans ses souvenirs d’enfant, vous avez occupé son imagination de jeune fille. De là à son cœur, il y a moins loin que vous ne pensez.

— Puissiez-vous dire vrai! Malgré moi, je tremble et je sens que la partie qui se joue entre nous est décisive.

— Elle le sera, je l’espère bien. Je compte sur notre voyage pour précipiter le dénoûment. L’occasion se présentera, n’hésitez pas à la saisir, et plaidez votre cause avec toute l’éloquence de votre cœur.

— D’ici à peu de jours j’aurai tout gagné ou tout perdu.

Tout en causant, nous nous étions rapprochés du camp. Deux Kanaques, relevés d’heure en heure, veillaient seuls sur nos animaux. Immobiles comme des cariatides, adossés aux troncs d’arbres, ils poussaient de temps à autre un léger sifflement qui suffisait à ramener ceux de nos chevaux qui s’éloignaient. Étendus sur l’herbe, la tête appuyée sur leurs selles, leurs compagnons dormaient en cercle, formant autour des huttes une barrière vivante. Je me disposais à la franchir, lorsque tout à coup j’éprouvai une sensation