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Je rejoignis mes compagnons. A l’ombre de l’arbre le plus touffu, les Kanaques avaient empilé des couvertures aux couleurs éclatantes, qui formaient une espèce de divan sur lequel Jane était assise. A côté d’elle, presqu’à ses pieds, Frank, accoudé, suivait ses mouvemens. Autour d’eux les Kanaques, groupés en cercle, causaient. Nos chevaux dessellés paissaient à une courte distance sous la garde des vaqueros. Le repas achevé, nous restâmes seuls. Nos serviteurs prenaient le leur plus loin.

— Vous appréciez comme moi, me dit Jane, le charme de cette vie d’excursions.

— Oui certes, surtout avec de bons amis. Et vous Frank?

— Moi, je l’ai toujours aimée. Vous souvenez-vous, reprit-il en s’adressant à notre compagne, de nos voyages de découvertes dans la forêt, quand nous étions enfans, de vos terreurs sous ces grands bois, de vos ravissemens quand nous trouvions quelques fleurs nouvelles, des belles guirlandes que nous tressions et aussi des goyaves roses dont vous étiez friande?

— Oh oui! Je n’ai rien oublié. Vous étiez bien bon, bien complaisant pour moi, Frank, et j’étais alors une enfant capricieuse qui mettait votre patience à l’épreuve... sans la lasser.

— C’était si doux de satisfaire vos fantaisies, de deviner vos désirs. Depuis j’ai bien souvent regretté cet heureux temps.

— Pas maintenant, j’espère, car il est revenu. Je n’ai guère changé depuis lors, et c’est là ce que l’on me reproche. Je ne comprends pas encore grand’chose à toutes ces exigences d’une civilisation si prompte à nous envahir. Elle marche trop vite, nous avons peine à la suivre. Quand j’étais enfant, on m’enseigna votre religion : je la trouvai bien belle; mais j’ai vu ces mêmes blancs qui nous apportaient vos divins préceptes, qui les avaient reçus avant nous, qui se disaient nos frères, s’emparer de nos terres, s’enivrer d’eau-de-vie, menacer nos chefs, frapper nos serviteurs. J’ai vu des matelots européens envahir notre ville, massacrer des Kanaques inoffensifs, mépriser les supplications de leurs prêtres et promener dans nos rues l’ivresse et la violence. On m’a bien dit, et je le crois, qu’il ne fallait pas confondre les préceptes des uns et les actes des autres, mais tout cela nous choque et nous trouble. Pour moi, j’aime à vivre à l’écart; on s’en étonne, on me blâme, mais je suis la descendante de Kaméhaméha, et vous savez, dit-elle en se tournant vers moi, que son nom veut dire : le solitaire.

Kimo interrompit notre entretien en nous prévenant que l’heure approchait de nous mettre en route. Nos chevaux étaient sellés, les bagages chargés, la caravane s’ébranla de nouveau, et à la nuit tombante nous arrivions à Olaa.