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— Frank eût pu choisir un autre but de promenade et un sujet d’entretien plus gai pour vous.

— Non certes, et je ne vous comprends pas, dit-elle avec cet accent d’impatience que j’avais quelquefois observé chez elle, non certes, je ne vous comprends pas de le blâmer. L’on ne parle de ceux que l’on a aimés qu’à ceux qu’on estime et qu’on aime.

— Vous avez raison, et j’ai tort. Je sais combien Frank vous estime et vous aime, aussi...

Elle m’interrompit par un geste, en me regardant bien en face comme pour deviner le fond de ma pensée et y chercher une intention cachée, puis tout à coup elle détourna les yeux avec une indifférence hautaine. — Le dîner nous attend, reprit-elle, et je compte sur vous pour nous choisir quelque sujet d’entretien... fort gai.

Nous nous mîmes à table. J’essayai d’obéir, mais sans succès, et malgré moi j’observai plus que je ne causai. Frank avait l’air sérieux, mais sans tristesse; il parlait plus volontiers. Quant à Jane, elle semblait par momens prendre à tâche de le faire sortir de son calme, elle le contredisait, puis, l’instant d’après, elle l’écoutait attentivement. Il nous entretint de ses projets, de l’avenir réservé à l’archipel havaïen, des progrès rapides de la civilisation, des convoitises politiques des grandes puissances. Partisan déclaré de l’indépendance, il voyait avec inquiétude grandir l’influence américaine et il comptait sur la France et sur l’Angleterre pour maintenir l’équilibre au profit de la race indigène.

— On a été trop vite, nous dit-il. Le pays sort à peine de la féodalité, et déjà l’on trouve le régime constitutionnel trop peu libéral. On oublie qu’il n’y a pas un siècle que les premiers missionnaires sont arrivés ici. On s’aveugle sur les résultats obtenus. Il faut bien peu connaître les Kanaques pour s’imaginer que tous soient ralliés de cœur au christianisme.

— Le plus grand nombre l’est cependant, dit Jane, mais il en est beaucoup qui ont abandonné les pratiques superstitieuses de leurs ancêtres sans rien mettre à leur place. Quelques-uns y tiennent encore, mais ils le dissimulent avec soin. Je soupçonne fort Kimo d’être de ces derniers.

— Kimo ! m’écriai-je, n’est-ce pas celui dont vous nous parliez hier soir?

— Lui-même.

— Et vous avez encore auprès de vous un des derniers sectateurs de Pelé ?

— Je ne sais s’il croit à Pelé et s’il l’adore en secret; je sais seulement que Kimo ne partage pas les opinions de la plupart des Kanaques, qu’il se tient à l’écart de toutes pratiques religieuses. J’ai