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visiter ses plantations, qui s’étendaient déjà sur un espace considérable. Il m’expliqua qu’autrefois toute cette partie de la montagne avait été occupée par une forêt de sandal, complètement dévastée par une exploitation inintelligente. Ce bois se vendant fort cher en Chine, les chefs n’avaient pas résisté à la tentation d’en tirer parti dans des temps difficiles. Il voulait reconstituer ce capital détruit; chaque année on plantait quelques milliers de jeunes arbres. Nous passâmes deux heures à examiner les travaux; j’admirai l’initiative de mon jeune ami, la sûreté de son jugement, sa douceur et sa patience avec les Kanaques. Il savait les persuader, les intéresser à la réussite de ses projets, les associer à son œuvre, dont il prenait la peine de leur expliquer le but. C’est à lui et à ses pareils que l’archipel havaïen doit aujourd’hui sa prospérité et le maintien de son indépendance.

Après un repas léger, nous nous mîmes en route pour regagner la ferme. Frank était impatient, aussi l’après-midi était-elle peu avancée quand nous arrivâmes. Jane nous vit venir; assise sur la vérandah auprès de notre hôte, elle nous accueillit avec un sourire malicieux.

— Nous ne vous attendions pas sitôt, dit-elle à Frank. Votre père disait que vous ne reviendriez qu’à la nuit, et que la plantation avait pour vous tant d’attraits que vous ne pouviez vous en arracher.

— En temps ordinaire, c’est vrai, répondit-il; mais aujourd’hui je savais vous retrouver, et je vous vois si rarement.

— C’est donc pour moi que vous êtes revenu? reprit-elle en essayant de maintenir la conversation sur un ton enjoué qui contrastait avec l’air grave et simple de Frank.

— Oui.

Elle me tendit la main pour dissimuler son embarras, et nous échangeâmes quelques phrases banales. Frank nous quitta pour veiller aux préparatifs de départ du lendemain. Lorsqu’il revint, il proposa à Jane de sortir avec lui. La grande chaleur du jour était passée; une brise tiède et parfumée agitait doucement les grands hibiscus dont les branches élevées ondulaient sous le poids léger des oiseaux qui cherchaient un gîte pour la nuit. Elle prit son bras, et je les regardai s’éloigner en faisant des vœux bien sincères pour mon jeune ami.

La cloche du repas les ramena après une heure d’absence. Jane avait les yeux humides. — Qu’avez-vous? ne pus-je m’empêcher de lui demander.

— J’ai accompagné Frank au tombeau de sa mère et de sa sœur; il m’a parlé d’elles, et cela m’a émue, moi qui n’ai pas connu ma mère et qui n’ai pas eu de sœur.