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quelques mois ici. Son père l’avait confiée au mien ; elle était alors délicate, l’air de nos plateaux devait rétablir sa santé. Nous avons joué ensemble; bien souvent nous avons parcouru ces forêts. Vous savez que nous passons notre vie à cheval ici. Jane avait douze ans, moi seize, nous étions déjà de hardis cavaliers. Je veillais sur elle, je la guidais dans ces labyrinthes qui n’ont pas de secrets pour moi. Je savais où se trouvaient les plus belles fleurs de haos, les plus beaux pandanus; j’en faisais des guirlandes que nous suspendions au cou de nos chevaux, des couronnes qu’elle tressait dans ses cheveux... comme ce soir.

— Sait-elle que vous avez peur de l’aimer?

— Je l’ignore. Cette vie d’intimité dura six mois. J’étais heureux alors sans savoir pourquoi; puis elle partit pour Honolulu; je restai seul. Elle emporta mon bonheur avec elle. Depuis je l’ai revue. Je l’ai trouvée toujours la même, simple, bonne, naturelle, mais...

— Mais quoi ?

— Que vous dire? Son regard s’arrête et se pose sur le mien, sans embarras, sans timidité. Je rougis, je pâlis, elle ne change pas.

— Frank, si j’étais vous, je n’aurais pas peur de l’aimer.

— Pourquoi ?

— Parce que vous l’aimez, mon cher ami, parce que le mal est fait, parce que je ne sais qu’un moyen de retrouver votre gaité envolée, votre bonheur évanoui, c’est de vous faire aimer d’elle.

— Et à quoi cela me mènerait-il? consentirait-elle à m’épouser, et, le voulant, le lui permettrait-on?

— Pourquoi pas? Vous êtes riche, jeune, beau, ne rougissez pas. Votre père et vous êtes aimés, estimés de tous. A défaut d’un chef de sa race, et elle a refusé tous ceux qui pouvaient prétendre à elle, qui mieux que vous peut se mettre sur les rangs?

— Mais on n’a jamais vu une princesse indigène épouser un blanc.

— Elle sera la première, voilà tout, et je souhaite de tout cœur que celles qui suivront soient aussi bien partagées. Je ne vois à votre désir qu’un obstacle. Songez-vous, un jour ou l’autre, à retourner en Europe?

— Moi, qu’irai-je y faire? Je suis né ici, je ne connais pas d’autre patrie; ma mère y repose, mon père y reposera un jour. Tenez, là-bas, dans ce bouquet d’arbres que la lune éclaire en ce moment, mon père a fait construire un caveau où sont déjà ma mère, mes deux sœurs et mon frère. Tout ce qui me tient au cœur est ici; je veux mourir où Dieu m’a fait naître, sous ce beau ciel, au milieu de ces gens simples qui nie connaissent et qui m’aiment, comme ils ont connu et aimé les miens.