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voyaient de salut que dans des concessions. Le vieux gouverneur monta à cheval, accompagné de sa fille, Jane encore enfant. Quelques hommes courageux se joignirent à lui. Jane, dans un état d’exaltation indicible, réunit ses femmes et entonna avec elles le chant de guerre du grand Kaméhaméha. À ces accens, la foule grossit. « Hookanaka, soyez hommes! » répétait-elle. C’était le dernier mot prononcé par le guerrier mourant. Entraînée par cette enfant, à laquelle elle attribuait une puissance mystérieuse, la population indigène s’arma de tout ce qu’elle trouva sous sa main et se rua sur les matelots, paralysés par cette rage soudaine. En quelques heures, battus, écrasés, ils fuyaient en désordre sur leurs navires. L’émeute était vaincue. Insouciante au milieu du péril, Jane traversa impassible les rues jonchées de victimes, et rentra au palais, acclamée par les Kanaques, plus convaincus que jamais de son pouvoir occulte. Ceux d’entre eux qui avaient connu la régente Kaahumanu, veuve de Kaméhaméha Ier , et qui ne parlaient qu’en tremblant de cette femme terrible dont l’énergique volonté avait achevé l’œuvre de son mari en brisant toutes les résistances et en fondant l’unité havaïenne, affirmaient tout bas que l’âme de son ancêtre Kaahumanu revivait dans l’enfant.

Jane nous tint parole, et quelques instans après son arrivée, elle vint nous rejoindre. Je ne l’avais pas encore vue dans le costume indigène, qu’elle portait de préférence dans ses voyages. A la ville, elle suivait les modes européennes, adoptées par toutes les femmes de haut rang. Ce soir-là, elle était vêtue d’une longue tunique sans taille qui la faisait paraître plus grande qu’elle n’était réellement. Cette tunique montante jusqu’au cou et d’une nuance jaune pâle se drapait merveilleusement autour de son corps. Sa belle chevelure noire encadrait un front large, un peu bas. Elle n’avait pris aucune précaution pour dissimuler une bizarrerie qui attirait l’attention de ceux qui la voyaient pour la première fois. Je veux parler d’une tresse de cheveux d’un blond doré qui, par leur teinte, offraient un contraste étrange avec le reste de son opulente chevelure. Une guirlande de thyarée, jasmin double, d’une éblouissante blancheur et d’un parfum pénétrant, était artistement enroulée dans ses cheveux et affectait la forme d’un diadème. Autour du cou, un collier des mêmes fleurs, mélangées de pétales de haos aux teintes jaune pâle du même ton que la tunique, complétait sa toilette, qui était, sauf la richesse de l’étoffe et une coupe plus élégante, celle des femmes de sa race.

— Bonjour, Frank, dit-elle en s’adressant à notre hôte, dont la pâleur me parut redoubler; je connais de longue date l’hospitalité de votre père et la vôtre, et je n’hésite pas à la demander, vous le voyez.