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aïeux. Chaque génération nouvelle y ajoute quelque chose, et, suivant l’importance des événemens auxquels elle a pris part, elle enrichit ce répertoire d’une ou de plusieurs strophes, composées d’ordinaire par celui-là même à qui est confié ce précieux dépôt. Autrefois il jouissait de certains privilèges et d’une sorte d’immunité religieuse. Privilèges et immunités ont disparu depuis que la civilisation a fait reculer la barbarie, mais une auréole superstitieuse s’attache encore à ces gardiens des traditions. Si le bas peuple leur attribue une puissance occulte, chez les chefs ils sont l’objet d’un respect particulier. On les consulte dans les grandes circonstances, ils font autorité en matière d’alliances et d’étiquette. Homme intelligent, très imbu des idées modernes, le roi n’avait pu se soustraire entièrement à l’influence des traditions de sa race. Bien que mécontent parfois des allures singulièrement indépendantes de sa sœur, et surtout de sa répugnance pour le mariage, il se bornait à des remontrances amicales, sans aller jusqu’à user de son autorité.

Pour beaucoup de gens, Jane était une énigme. La colonie étrangère, très nombreuse à Honolulu, ne se faisait pas faute de parler d’elle, de ses absences subites, de ses réapparitions inattendues à la cour, des accès de coquetterie et d’indifférence, de folle gaîté et de tristesse sans cause auxquels elle s’abandonnait. On faisait d’elle l’héroïne d’anecdotes singulières, mais au fond on ne savait rien. Les indigènes qui l’entouraient, les femmes kanaques qui la servaient, ne pouvaient ou ne voulaient rien dire. Très bavards d’ordinaire, ils se renfermaient dans un mutisme absolu dès qu’il s’agissait de la princesse. lis la craignaient et lui obéissaient avec un dévoûment aveugle. On en avait eu la preuve dix ans auparavant dans des circonstances tragiques.

Honolulu est le grand rendez-vous des navires baleiniers américains. On en comptait parfois alors jusqu’à deux cents dans le port. À la suite d’une rixe dans un des cabarets de la ville, la police avait arrêté et jeté en prison quelques matelots ivres. Leurs camarades avaient réclamé leur mise en liberté. Sur le refus des chefs, l’agitation grandit, et bientôt six mille hommes déterminés, armés, marins endurcis par les rudes travaux et les dangers des mers arctiques, assiégèrent le palais, exigeant impérieusement que les coupables fussent relâchés. La police, impuissante, fut promptement désarmée par eux ; les troupes essayèrent une résistance qui ne fit qu’augmenter le nombre des victimes. Les matelots étaient maîtres de la ville, et tout était à redouter de cette masse d’hommes ivres et exaspérés.

Le père du roi, gouverneur de l’île, vieillard énergique, conseillait seul une résistance obstinée. Les Kanaques, effrayés, se renfermaient chez eux ; les chefs, impuissans à conjurer le péril, ne