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d’espace que nous occupons dans l’univers et l’étendue immense que nos réflexions osent parcourir en s’élançant, pour ainsi dire, du centre étroit où nous sommes placés. » Cette pensée, qui est très belle et très claire, n’a que le tort de rappeler une des pensées les plus sublimes et les plus justement célèbres de Pascal. Fréron, qui n’avait sans doute pas lu Pascal chez les jésuites, n’a pas l’air de connaître le passage classique dont nous parlons. Il se trouve encore arrêté par « l’obscurité » du texte et avoue que ses lumières naturelles ne la sauraient percer. « Je n’entends pas trop, dit-il, la pensée de l’auteur, lorsqu’il dit que ce qui nous anéantit nous élève, que ce qui nous rapetisse nous rend grands. »

Il y voyait plus clair quand il avait à examiner quelque ouvrage purement littéraire sorti de la plume d’un philosophe. Le goût très fin et très classique de Fréron était surtout blessé par le pathos, le ton déclamatoire et lyrique qui domine en tant de pages, d’ailleurs fort éloquentes, de Diderot et de Rousseau. On est trop enclin à juger, par ces écrivains célèbres, de la nature véritable du style au XVIIIe siècle. Montesquieu, Voltaire, Grimm, D’Alembert, Mme du Deffant, n’ont rien de cette emphase sentimentale qui n’offense pas moins notre goût que celui de Fréron. Le critique représentait donc la pure tradition des lettres françaises lorsqu’il écrivait, dans son examen du Discours sur l’origine et les fondemens de l’inégalité parmi les hommes : « Après un exorde diffus, où M. Rousseau se suppose modestement dans le Lycée d’Athènes, ayant les Platon et les Xénocrate pour juges, et le genre humain pour auditeur, il élève la voix et, de ce ton qu’affecte ridiculement et en toute occasion une certaine bande anséatique de prétendus philosophes, il s’écrie : O homme, écoute, voici ton histoire[1]. » Qui n’en dirait autant de l’exorde emphatique des Pensées de Diderot sur l’interprétation de la nature : « Jeune homme, prends et lis ! »

Mais, à l’époque où il écrivait, Fréron devait user de tant de prudence et de ménagement envers les amis des maîtresses du roi et les puissans maîtres de l’opinion, qu’il y perdait beaucoup de ses avantages. On avouera en effet que ce n’est pas précisément par le génie épique ou dramatique que les encyclopédistes se recommandent de la postérité. Aussi, dès que l’un d’eux publiait un poème ou une tragédie, Fréron taillait sa meilleure plume et s’apprêtait à lui dire la vérité. Justement, en 1757, Diderot donna au public une grosse tragédie en cinq actes et en prose, un drame larmoyant, le Fils naturel, que Fréron trouve « détestable » et considère comme un attentat « contre le bon sens et le bon goût. » voilà sa pensée vraie, non pas telle qu’il l’eût ; exprimée dans ses feuilles, car il

  1. L’Année littéraire, 1755, VII, 37.