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réputation qu’on lui a faite, s’attendent toujours à rencontrer un gazetier impudent, grossier, mal élevé, au verbe haut, à la voix rogue et dure ; ils s’imaginent que Fréron avait volontiers l’insulte à la bouche, et qu’il se vengeait du dédain et de la haine des libres penseurs en les injuriant. C’est trop juger les écrivains catholiques du dernier siècle par quelques-uns de ceux du nôtre.

Si Fréron n’était pas un humaniste, il avait du moins fait de bonnes humanités. Ses excellens maîtres, les pères jésuites de ce temps-là, lui avaient inspiré l’amour de nos grands classiques ; il avait le culte de Boileau. et de Racine ; il possédait les traditions du goût et du génie littéraire de notre nation ; il respectait trop la langue française pour l’avilir par un parler bas et vulgaire ; à l’école de Despréaux et de Desfontaines, il apprit à estimer l’office de la critique, et, sans parler de mission ni d’apostolat, il sut toujours garder le respect de soi-même. On ne le prendra pas à traiter de Mandrins ceux qui l’appellent Cartouche. Dans les conjonctures des plus graves pour lui, quand ses adversaires sont sur le point de triompher, qu’ils ont la faveur du ministre ou l’oreille de la favorite, quand ses feuilles peuvent être supprimées d’un moment à l’autre et qu’il ignore chaque soir s’il ne se réveillera pas le lendemain dans quelque prison d’état, Fréron écrit sur les ouvrages de ses plus mortels ennemis de ce ton uni et calme d’homme du monde, avec cette politesse de lettré et cette pointe d’ironie souvent imperceptible qui font du portrait de Voltaire une des meilleures pages de la littérature française au XVIIIe siècle.

Voltaire ne pouvait être de ce sentiment. Il entra en fureur, et de Berlin, où il se trouvait alors, il mit en mouvement Mme Denis et fît agir à Paris tous ses amis auprès de Malesherbes, le directeur de la librairie. Il voulait qu’on ôtât à Fréron « le droit qu’il s’était arrogé de vendre les poisons de la boutique de l’abbé Desfontaines. » En d’autres termes et à défaut d’une lettre de cachet pour faire enfermer Fréron, il demandait qu’on brisât la plume de l’audacieux gazetier. Les amis de Voltaire étaient déjà puissans : ils arrachèrent A Malesherbes l’ordre de suspendre les Lettres sur quelques écrits. Mais ce qui prouve que tous les gens d’esprit n’étaient point avec l’homme de France qui en avait le plus, c’est cette épigramme :

La larme à l’œil, la nièce d’Arouet
Se complaignait au surveillant Malsherbe,
Que l’écrivain, neveu du grand Malherbe[1]
Sur notre épique osât lever le fouet.
— Souffrirez-vous, disait-elle à l’édile,
Que chaque mois ce critique enragé
Sur mon pauvre oncle a tout propos distile
Le fiel piquant dont son cœur est gorgé ?
  1. Fréron descendait par les femmes du poète Malherbe.