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du génie ne les avait avertis qu’ils résistaient aux conditions de la scène.

Si le théâtre s’accommode mal du patriotisme sans mélange, en revanche il s’accommode merveilleusement de sa lutte ave: les autres passions, le théâtre entier de Corneille et nombre d’œuvres éminentes chez tous les poètes de tous les pays et de tous les temps sont là pour le prouver; mais les difficultés sont grandes pour le poète qui tente une pareille entreprise. Il ne suffit pas, pour constituer un tel drame, d’établir un contraste entre la préférence de la nature et la préférence de la raison. Puisqu’il doit y avoir lutte, il faut qu’elle soit assez sérieuse pour coûter à celui qu’elle déchire toute l’énergie de son âme et tout le sang de son cœur. Si le triomphe du devoir est certain par cela seul qu’il est le parti le plus noble, le drame se trouvera supprimé, et le plus beau dénoûment laissera froid. La grandeur de ce triomphe ne peut et ne doit se mesurer que par le degré de résistance de la nature, cette résistance doit donc être poussée jusqu’à l’entier épuisement des passions ou des instincts d’où elle tire son énergie. Un père qui sacrifie sa fille à première sommation de la destinée, un amant qui sacrifie sa maîtresse à première injonction du devoir sont incontestablement dignes d’être admirés et applaudis comme des personnages d’un jugement sain et droit, qui ont eu nettement conscience de la détermination la plus vertueuse, la plus conforme au bien moral, mais il est à peine possible que le spectateur les juge dignes de ses larmes. La lutte doit être extrême pour engendrer le pathétique; mais voici une autre difficulté, c’est qu’il faut en même temps qu’elle respecte assez le caractère du héros pour que sa noblesse n’en soit atteinte à aucun degré, condition que les luttes extrêmes accomplissent d’ordinaire assez mal. Ainsi d’une part si la lutte n’est pas extrême le drame n’existera pas, et si elle l’est tellement que le caractère du héros en devienne incertain, ce héros perdra de l’intérêt qu’il doit inspirer. Volontiers je m’arrêterais, pour toute critique de l’Hetman, à cette description du drame fondé sur la lutte du patriotisme avec les sentimens de la nature, en demandant à M. Déroulède s’il croit être sorti vainqueur de ces difficultés.

Ce qu’on ne peut lui refuser sans injustice, c’est le mérite de les avoir aperçues et connues en très grande partie, et il est au moins un point sur lequel je veux le louer sans réserve, c’est d’avoir su choisir, ou plutôt inventer avec intelligence un sujet qui était en parfait accord avec le genre de drame qu’il avait adopté, S’inspirant de ses lectures des poètes de la Pologne et de la Russie, et particulièrement des Cosaques d’autrefois de Mérimée et du Tarass Boulba de Gogol, il a imaginé une insurrection apocryphe de Cosaques contre la Pologne, et il l’a placée dans le milieu historique du règne de Ladislas IV, qui est le cadre où s’est déroulée en partie la révolte de Bogdan Chmielniçki. Le moyen le plus ingénieux et le plus sûr pour créer un bon drame