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nent à l’Europe toute sorte de griefs par leurs banqueroutes, par l’anarchie et l’impuissance de leur administration, par les misères des populations chrétiennes placées sous leur domination, par les massacres, offensans pour l’humanité et pour la civilisation, qu’ils ont laissé s’accomplir. Ils légitiment toutes les sévérités et les réclamations, qui ne leur sont pas épargnées ; mais enfin ces Turcs existent, on n’a pas trouvé encore le moyen de les supprimer. Même avec leurs vices de décadence, ils ont gardé une vieille sève qui s’est déployée récemment dans la guerre comme dans la diplomatie ; ils ont tenu tête à toutes les difficultés, à toutes les agressions, et, comme si l’excès du mal était pour eux un stimulant salutaire, les Turcs les plus éclairés sont aujourd’hui les premiers à sentir, à reconnaître la pressante nécessité de réformes profondes dans l’empire. Ce parlement qui est réuni à Constantinople, et où il y a eu déjà des manifestations de talens imprévus, ce parlement, fût-il une création un peu factice, n’est pas moins un symptôme de ces velléités réformatrices. Toute la question pour l’Occident est de savoir si la meilleure politique est d’aider moralement, pacifiquement à ce travail de réorganisation qui avec le temps peut devenir une solution, ou de procéder par les armes, par les « moyens coercitifs, » par les occupations militaires. Ce qui serait dans tous les cas la plus dangereuse, la plus inefficace des politiques, ce serait de reconnaître que l’intégrité indépendante de l’empire ottoman est un intérêt européen, et de se laisser aller à un système incessant d’interventions qui finirait par détruire cette intégrité, qui n’aurait d’autre résultat que d’irriter le sentiment national ottoman, d’aggraver sans profit les crises intérieures de la Turquie.

Certes par lui-même le protocole du 31 mars n’a rien que le gouvernement ottoman ne pût accepter ; il n’a d’autre inconvénient que d’être l’expression de cette politique qui conduit à la guerre ou à des tentatives stériles. Qu’on réfléchisse un peu cependant, qu’on examine dans quelle position on place parfois les Turcs. — On leur demande de se hâter de conclure la paix avec le Monténégro, et en même temps on encourage les résistances, les prétentions, les revendications territoriales du Monténégro ! On veut que les Turcs accomplissent des réformes, et c’est l’exigence la plus légitime ; mais dans quel pays a-t-on vu les réformes s’accomplir ainsi instantanément, à volonté, sans le secours du temps et sans d’immenses efforts ? Exiger que la Porte fasse en quelques jours, en quelques mois ce que les autres mettent des années à faire, c’est vouloir l’impossible. — On veut que la Turquie désarme au plus vite, qu’elle donne l’exemple, qu’elle envoie à Saint-Pétersbourg un ambassadeur extraordinaire pour solliciter le désarmement de la Russie. Que peut-on lui répondre cependant lorsqu’elle fait observer que depuis deux ans elle est obligée de faire face aux insurrections et aux guerres