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écrivait-il à Duché, plus de 12,000 francs. Je paie pour vous les 1,044 livres de Mme Didier, que vous avez reçues et mangées ; je paie 100 écus de pain au boulanger ; je paie 1,200 francs à M. Martin, dont il y en a 600 au moins pour ma noire sœur. J’ai payé des cafetiers, des rôtisseurs, des tailleurs de cors, que sais-je ? j’ai presque oublié mes bienfaits aussi bien que vous. Je vous ai laissé mes meubles, qui valaient 1,000 écus au moins. Je vous ai nourri, chauffé, etc., pendant trois ans. Vous étiez un pauvre petit maître de musique qui ne gagnait pas dix francs par mois. Je vous ai trouvé des écoliers, je vous ai mis à même de gagner votre vie… Ma bibliothèque, qui valait 800 francs, mes habits, qui en valaient 2,000, tout cela a été vendu, car vous avez tous deux la fureur de vendre, et il y a apparence que vous avez vendu jusqu’à votre honneur. Vous avez bien fait de vous y prendre de bonne heure, car à présent vous n’en trouveriez rien. »

Fréron a voulu rendre évidemment insulte pour insulte, il a voulu prendre le ton et le fouet du justicier, il a désiré d’être dur jusqu’à la cruauté, et il l’a été. Mais quoi ! cet homme, qui refusait opiniâtrement de payer pour son beau-frère une vieille créance de 54 livres 12 sous, donnait en une année plus de 12,000 francs à sa « noire sœur » et au petit maître de musique qu’elle avait épousé ; il soldait les anciennes dettes et payait les nouvelles, celles de tous les jours, du boulanger et du rôtisseur ; il était venu en aide aux siens, il les avait nourris, chauffés, vêtus ; il leur avait largement et généreusement abandonné ses meubles, ses habits, ses livres. Que veut-on de plus ? Le voilà jugé. C’est dans une lettre irritée, furieuse, toute frémissante encore d’une grosse colère bretonne, et où l’homme a visiblement fait effort pour être méchant, qu’il paraît au contraire comme le plus tendre et le meilleur des frères, le plus dévoué et le plus généreux des humains ! Je veux que ces vertus soient simples, peut-être communes dans la condition de Fréron et des siens ; mais Fréron n’a jamais prétendu au martyre, il ne s’est point annoncé au monde comme un apôtre de l’humanité : c’était un simple bourgeois, un journaliste, un critique. On vient de voir que c’était peut-être un honnête homme, et même un bonhomme.


II

Il reste à rappeler la lutte du critique avec les plus illustres écrivains du dernier siècle, lutte provoquée, acceptée et soutenue par lui jusqu’à la dernière heure, et dans laquelle il rencontra des adversaires plus redoutables que le sieur Duché et son cabaretier. Dès 1749, époque où Fréron inaugura une nouvelle revue critique