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avec les rognures et les écorniflures, c’est avec la limaille de ces chefs-d’œuvre ainsi travestis et mutilés, qu’ils fabriquent ensuite leurs œuvres originales. Cette pièce du Timbre d’argent, par exemple, ne se compose que de souvenirs et de morceaux ressoudés.

Vieux galons de Rousseau, défroque de Voltaire.


Il y a là le fantôme d’Hamlet, le diable qui mène le bal, et cet étudiant sempiternel qui vend son âme pour les beaux yeux d’une danseuse. Et le timbre d’argent, que j’oublie, talisman classique sans lequel une bonne féerie ne saurait exister, et qui vient tout à souhait pour rattacher la Gaîté nouvelle à l’ancienne où fut jadis représenté le Pied de Mouton. Ce timbre, vraiment incomparable, frappez dessus, et vos désirs seront réalisés; oui, mais à l’instant même un être cher à votre cœur périra, car le diable se réserve le contre-coup absolument comme le Samiel du Freischütz, qui, sur douze balles, en garde trois pour lui. Cependant Conrad veut sa danseuse; il est aimé pourtant, ce jeune maniaque, et d’une jolie fille qui ne demande qu’à l’épouser et le rendre heureux; mais l’irrésistible attrait de sa danseuse le fascine, il frappe donc sur le timbre, et le père de sa fiancée tombe foudroyé. A dater de ce moment commence à se dérouler une série de scènes aboutissant à des situations toujours prévues. Quand l’orgie et la bacchanale ont mené leur train, on nous offre un petit tableau de famille; enfin Conrad, effrayé, repentant, cherche à rentrer dans la paix du ménage; l’enfer une fois évoqué partout le réclame, jusqu’à ce que le malheureux héros, trouvant bon de mettre fin à cet assommant vagabondage à travers tous les chemins battus du mélodrame, se décide à briser son timbre comme Robert brise son rameau, et à s’éveiller de son cauchemar comme Victorine.

A la place de M. Saint-Saëns, il me semble que j’eusse mieux aimé traiter un tel sujet en symphonie. Peut-être le musicien aura-t-il craint de tomber dans les erremens de la Symphonie fantastique, ce qui n’était éviter une ornière que pour se laisser glisser dans une autre. Est-ce bien sûr d’ailleurs que cet opéra du Timbre d’argent ne soit point une symphonie? Ce qu’on peut dire, c’est qu’une main exercée et puissante y gouverne partout l’orchestre, et que les défaillances, lorsqu’il s’en rencontre, n’affectent jamais l’instrumentation. Du côté de la mélodie, il n’en va certes pas de même. A chaque instant, vous vous heurtez à des vulgarités, à des bouts de phrase qu’on croirait empruntés au répertoire de l’opérette: chose étrange chez un esprit si peu enclin aux concessions, et qui pencherait plutôt vers l’obscur et le tourmenté! Tout s’explique pourtant par le procédé technique du compositeur. Après s’être plongé à fond dans la recherche de l’absolu instrumental, l’idée lui vient tout à coup d’éclairer un peu la matière et de faire comme qui dirait une politesse aux honnêtes gens en leur servant un motif à leur guise. Que ce