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l’éternelle mésaventure de l’homme de génie toujours distancé dans son temps par les courtisans du succès, tous les deux ont eu leur revanche.

On se rappelle ce que fut en 1867 pour Delacroix l’exposition de son œuvre complète; le même vent de popularité souffle en ce moment pour Berlioz, et cette Damnation de Faust, jadis connue des seuls artistes, exécutée aujourd’hui à l’envi dans les deux salles que fréquente le grand public, applaudie, acclamée à huit et neuf reprises, va, nous l’espérons, inspirer des réflexions salutaires à ceux qui s’étaient un peu vite habitués aux délices commodes de l’heure présente. Ecco il vero Pulcinella! Voilà enfin le vrai Méphisto! s’écriait autour de nous la foule en entendant cette sérénade d’une frénésie à vous donner la chair de poule, ce ricanement féroce du méchant. Personne à l’égal de Berlioz ne sait faire vibrer la note du mystérieux et de l’horrible; il a dans son orchestre des pizzicati formidables, des trémolos qui vous navrent, des hautbois dont la voix éperdue, planant au-dessus du galop des violens, vous terrifie. Oublions le Méphistophélès de l’Opéra et sa guitare; ne songeons qu’aux maîtres qui partent la langue du surnaturel; eh bien, parmi ceux-là, Berlioz tiendrait encore la première place. La course effarée des deux cavaliers lançant à travers monts et précipices leurs chevaux apocalyptiques, cette course toute semée d’épisodes nocturnes, — processions funèbres, danses de squelettes, — et vous rappelant le galop de Lenore, est ce que le romantisme musical a produit de plus effroyable. Nulle part, si j’excepte l’évocation des nonnes au troisième acte de Robert, le pressentiment du sinistre et ténébreux inconnu n’a trouvé tel écho. Le Samiel du Freischütz, comparé au diable de Berlioz, n’est qu’un braconnier vaguant et flânant par la verdeur et la profondeur des bois dont il marche comme imprégné. Le Samiel de Weber procède des élémens, il fleure la marjolaine et le chêne vert, tandis que le Méphisto de la Damnation de Faust sent le roussi, a son sabot ferré au feu d’enfer et tient à la légende catholique de plus près peut-être que celui de Goethe. Les défauts de Berlioz, qui ne les connaît? Des longueurs et de la diffusion, une incessante et fiévreuse curiosité à fouiller l’expression. Il part de ce raisonnement que dans la langue de Beethoven tout a été dit, et cherche l’inédit vaille que vaille. De là des efforts souvent stériles, mais lorsqu’ils aboutissent, quelles revanches! Des couleurs à vous éblouir, une variété de rhythmes et de timbres dont nul comme lui n’a le secret. Voyez la chanson des étudians, la ballade du roi de Thulé, l’appel du diable aux esprits de l’air, le duo d’amour entre Faust et Marguerite, interrompu par l’entrée sarcastique de Méphistophélès et par les clameurs des voisins, comme tout cela est en situation, comme cette musique sait être à la fois de l’avenir et du passé, et, sans rien abdiquer du beau spécifique de notre art contemporain, réussit à se localiser dans son sujet! Ce n’est point un Berlioz qui jamais en