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ne suis pas assez riche pour travailler. » Une fois, et grâce à la munificence d’un Paganini, la Symphonie fantastique avait bien pu lui rendre 20,000 francs, mais ces rencontres-là sont des légendes dont s’illustre la biographie des grands artistes et qui en attendant ne les empêchent pas de mourir de faim, La musique ne lui rapportant rien, sa plume de journaliste l’aidait à vivre ; tantôt il la lâchait à toute bride, et Dieu sait quelles hécatombes c’étaient alors ! tantôt se modérant de parti-pris, étonné d’avoir soulevé des animosités si noires, languissant, maladif, écœuré de tout, il ironisait, faisait des mots parfois spirituels et pittoresques, souvent injustes, comme quand il appelait Hérold un Weber des Batignolles. Cette littérature, lue aujourd’hui à distance, laisse fort à désirer ; pour quelques pages bien venues et jaillissant de verve, que de remplissage, de mauvais goût ! Jamais de discussion, des quolibets et des amusettes, mille choses qui ne valaient pas la peine d’être écrites et qui souvent sont mal écrites ; on n’imagine pas qu’un génie musical à ce point élevé, transcendant, tombe ainsi dans la baliverne et le calembour. C’est qu’en ce monde il faut avant tout être de son art et s’y tenir. Un écrivain peut bien parler quatre ou cinq langues, mais, fùt-il Voltaire ou Goethe, il n’aura de style que dans la sienne. La langue de Berlioz est celle de Beethoven ; foin de cette prose médiocre, Berlioz est un poète qui parle la langue de l’orchestre, un poète dont la poésie se déguise en musique. Il prend au romantisme ambiant la Symphonie fantastique, à Shakspeare Roméo et Juliette, à Virgile les Troyens, a Goethe Faust, et telle est sa puissante individualité qu’il communique aux plus grands chefs-d’œuvre un souffle de sa propre vie. Comme tous les lyriques de race, comme Byron, son idole et son archétype, il se chante lui-même sans paix ni trêve, inquiet, endolori et gémissant sa propre élégie, quel que soit le masque dont il s’affuble, La nature, ineffable consolatrice, perd ses droits sur cet affligé. Écoutez la scène aux champs de la Symphonie fantastique, au deux et mystérieux effet du pâtre dans la solitude et le silence c’est un roulement lointain de tonnerre qui répond ; dans la tiédeur de l’air, le gazouillement des oiseaux, le frais murmure de la source, nul apaisement pour le cœur du poète, la douleur et les déchiremens sans fin : une musique faite de larmes et de sanglots, de révoltes surtout, haine dans l’amour, amour dans la haine, mélancolie du bonheur, de l’ivresse, contradiction, sursauts et soubresauts, voilà ses thèmes, Beethoven s’accorde des temps de repos, de méditation et de recueillement, — lui, point ; motifs, nuances, il brûle tout au feu d’enfer. Vous le voyez se hâter vers un but inconnu, effaré, hors d’haleine, éprouvant une joie maligne à briser la fleur qui vient de naître sous ses pas. Jamais organisation plus capricante n’exista ; il change de théorie en un clin d’œil, renverse ce qu’il adorait, adore ce qu’il renversa ; il déteste Bach, Hædel l’assomme, et lui, que tout cet