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REVUE MUSICALE

« Bien avant que M. Gounod songeât à son imitation du chef-d’œuvre de Goethe, M. Berlioz avait donné la Damnation de Faust, et la symphonie de Romeo et Juliette, du même compositeur, avait également pris date de longues années avant que l’auteur de Mireille eût la pensée de blaireauter son opéra sur ce sujet. Au temps où nous vivons, qui songe à la Damnation de Faust? quelle société des concerts populaires ou non populaires exécute la symphonie de Roméo et Juliette? » Ces lignes, que nous écrivions ici même il y a dix ans[1], nous reviennent à propos du grand réveil de l’heure actuelle; le nom de Berlioz, naguère oublié, se relève et triomphe sur toute la ligne, au Conservatoire, chez Pasdeloup, aux concerts Colonne, et c’est une vraie joie d’assister à pareille réaction et de pouvoir se dire qu’on l’avait de si loin appelée. Peu d’artistes auront eu plus à souffrir de la vie que Berlioz; les misères ne lui furent pas ménagées, il en subit de toutes les espèces. D’avance sa constitution physique et morale l’y condamnait; d’une susceptibilité nerveuse extraordinaire même chez les artistes, irritable comme Chopin et visionnaire à l’égal de Schumann, il avait en plus la fièvre chaude du polémiste et je ne sais quel fatal besoin de se créer des ennemis à la journée.

Ceux qui le connaissaient l’aimaient ainsi, car les haines auxquelles il obéissait, ses colères les plus frénétiques étaient d’un cœur sincère et très loyalement épris du bien, du beau, du vrai. Je ne veux pas prétendre qu’il s’oubliât lui-même à ce point de ne pas confondre souvent sa cause avec celle d’un idéal inexorablement préconisé; un artiste, après tout, n’est pas tenu à ces détachemens suprêmes, à ces scrupules qui sont le fait des âmes religieuses, mais au moins doit-on reconnaître que, s’il ne fut point un saint, Berlioz fut un martyr. « Je ne travaille plus, disait-il à la fin, brisé de découragement et d’ennui, parce que je

  1. Voyez, dans la Revue du 15 mai 1867, l’étude intitulée Shakspeare et ses musiciens.