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sur le ciel est superbe. Cette scène, qui paraît si banale, est d’une impression saisissante dans son calme et dans sa simplicité. C’est là l’Égypte silencieuse et recueillie, morne sous son ciel radieux et son soleil étincelant, fatiguée de ses six mille ans d’existence, — terre des morts et des esclaves. Le cours tranquille du fleuve dont les buffles en nageant font jaillir des gouttelettes argentées, les herbes vertes des berges contrastent par leur impression de fraîcheur avec les horizons brûlans, le ciel implacablement bleu et les effluves de chaleur de l’atmosphère embrasée. Nous aimons moins les Femmes fellahs ail bord du Nil, tableau inachevé. Le fleuve y est trop limoneux, trop épais. Le ton très jaune du Nil est évidemment juste, mais l’eau n’a pas assez de transparence ni de légèreté ; les petites vagues et les remous ressemblent à des mottes de terre labourée. Les longues tuniques des femmes fellahs sont d’un bleu nigrescent très original, et si au point de vue esthétique les faces noires et camardes de ces femmes sont déplaisantes, elles sont aussi curieuses que bien étudiées au point de vue anthropologique. Fromentin a peint à peu près la même scène dans le Souvenir d’Esneh (Haute-Égypte). Le disque orangé du soleil descend à l’horizon dans un ciel ardoisé, jetant des reflets d’améthystes sur les eaux jaunes du Nil. Au premier plan, sur la berge, quelques femmes fellahs se groupent dans des attitudes gracieuses et naturelles. Leurs longs vêtemens, savamment nuancés, forment toute une gamme de tons rompus, bleu glacé de noir, bleu saphir, noir à reflets pourpres, au milieu desquels des notes jaune topaze et bleu turquoise éclatent dans une douce harmonie. Regardons encore la Ville au bord du Nil, — cette page lumineuse et animée, — et le Bac sur le Nil, effet de soir, — ce petit chef-d’œuvre d’un faire achevé, qui donne une si vive impression de la profonde mélancolie de la nature d’Orient à l’heure des ombres crépusculaires.

La critique s’est montrée quelque peu injuste pour les dernières œuvres d’Eugène Fromentin. Avec la logique étroite de l’esprit français, on avait parqué le peintre de la Chasse au faucon dans les sables du Sahara et dans les plaines du Sahel ; on ne voulait pas qu’il en sortît. De la part d’un condamné à l’Algérie à perpétuité, un voyage en Égypte avait presque l’air d’une révolte. Toutefois, malgré qu’on en ait, nous maintenons que les paysages d’Égypte marquent, sinon un progrès, du moins une nouvelle manifestation du talent de Fromentin. Il y a inauguré une troisième manière que la mort ne lui a pas permis de porter à l’apogée. Les Bords du Nil, le Souvenir d’Esnch, le Bac sur le Nil, ne sont point supérieurs par la couleur, par le dessin, par la composition, à la Chasse au Héron, à la Fantasia, à la Tribu en marche, mais ils accusent une plus franche originalité. Certains des tableaux algériens de Fromentin