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à nos yeux ce mépris de la beauté idéale, ces tendances réalistes, déplacées surtout dans un sujet antique. Mais il faut admirer ce paysage printanier, traité un peu dans la manière de Corot. On sent le vent agiter les feuilles, la sève courir dans les arbres, l’air se mouvoir autour des figures baignées d’une clarté inouïe. De vaporeux nuages gris estompent le bleu limpide du ciel, qui semble un peu lourd de près, mais qui à cinq ou six pas acquiert une profondeur et une légèreté à la Ruysdael. On ne saurait porter plus loin l’harmonie des tons clairs et l’intensité de la lumière.

Le portrait de femme exposé à l’École des Beaux-Arts montre que Fromentin s’était essayé aussi à ce genre difficile, mais sans beaucoup y réussir. La robe, nuancée de gris et de noir-bleu, à laquelle la tête est sacrifiée, a de l’éclat et de la couleur : les plis bouffent et l’étoffe chatoie ; mais il semble que Fromentin, accoutumé aux grands horizons, étouffe dans l’atmosphère d’un appartement. Ce peintre de l’air n’en a pas mis un souffle dans ce petit tableau.

Venise n’a inspiré à Eugène Fromentin que des œuvres indignes d’elle et indignes de lui. On ne peut trop s’en étonner, car Fromentin, qui a peint l’Algérie dans ses aspects de sereine clarté et de limpidité vaporeuse plus que dans les ardens éclats de son soleil, semblait mieux qu’aucun autre devoir comprendre et exprimer cette atmosphère humide et lumineuse de Venise, plutôt baignée de lumière qu’elle n’en est éclairée. Il est vrai que Fromentin est surtout le peintre des horizons infinis. L’étendue lui manquait entre les rangées de palais du Grand-Canal. Il ne pouvait créer là ses mirages accoutumés de lointains profonds et de vastes perspectives. La Venise de Fromentin est grise et lourde. L’eau est opaque, le ciel bas. Les murailles roses du palais ducal et les architectures de marbre du Grand-Canal se revêtent de tons faux et ternes. Fromentin a aussi donné trop d’importance aux détails. Il a détaché à tort les petites figures des promeneurs et des gondoliers, les stores roses et bleus des fenêtres, les poteaux rayés des embarcadères, toutes choses qui à Venise se confondent dans les masses, s’atténuant harmonieusement dans l’air ambiant. Tout cela papillote. On dirait que Fromentin a emprunté ce jour-là son pinceau à Fortuny sans lui prendre en même temps sa palette éclatante.

Le voyage d’Egypte fut fécond pour Fromentin. Les différentes Vues du Nil comptent au nombre de ses œuvres les plus élevées et les plus originales. Les Sachki au bord du Nil surtout, toile exposée au Salon de 1872, est un des plus beaux tableaux de Fromentin. Un troupeau de buffles traverse le Nil à la nage. Sur la berge couverte de hautes herbes, quelques Égyptiens, montés sur une sorte d’échafaudage de madriers, puisent de l’eau avec des seaux attachés à de grands bâtons. La silhouette de l’un d’eux qui se détache durement