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beau. Le cavalier au burnous noir qui l’accompagne fait valoir cette figure par une opposition savante et vigoureuse.

La Fantasia, ce magnifique tableau d’une si vive couleur, pleine de lumière et d’harmonie, et d’une pâte si solide, se passe dans une vaste plaine tapissée de vert, s’étendant entre deux bois. À l’horizon, une chaîne de montagnes profile ses silhouettes bleuâtres. Le ciel, d’un bleu ardent, est fouetté de nuées laiteuses. À gauche, au troisième plan, sur un tertre herbeux, se lient à cheval le cheik, l’émir ou le khalifat en l’honneur duquel se livre la fantasia. Tout seul, à quelques longueurs de cheval en avant de son escorte, ce grave personnage garde une immobilité absolue qui contraste avec la furia des cavaliers galopant dans la plaine. Pour la fantasia elle-même, on ne saurait la décrire : le mouvement ne s’analyse pas. Des chevaux lancés à fond de train dévorent l’espace ou tournent brusquement sur eux-mêmes par des voltes soudaines. Des cavaliers, tout debout sur leurs étriers ou couchés sur l’encolure de leur monture, font feu de leurs pistolets ou agitent en l’air les longs canons de leurs fusils déchargés. Le vent, qui par la rapidité de cette course vertigineuse s’engouffre dans les longs plis des burnous rouges et des haïks, les fait flotter comme des étendards.

Quoique la Tribu en marche traversant un gué soit daté de 1869, c’est un souvenir bien net et bien vivant du séjour de Fromentin au Sahara en 1853. On dirait que, grâce aux descriptions si précises de son livre, aux croquis de son album de voyage, et par-dessus tout à l’image fidèle qu’en avait conservée son œil de peintre, Fromentin a peint cette scène d’après nature. Rien n’est plus pittoresque ni plus animé. Une longue file de cavaliers, de piétons, de chameaux et de moutons, sortant d’une oasis qui ombre le coin gauche du tableau, s’éloigne dans la perspective. Au loin, on aperçoit de dos un petit groupe de cavaliers formant pour ainsi dire l’avant-garde de cette migration. Puis, au milieu d’une troupe plus nombreuse d’Arabes à cheval, marchent de grands dromadaires blancs, porteurs d’atatiches, — les litières de voyage des femmes des cheiks, — bariolées de couleurs vives. Enfin dans la foule des piétons, hommes jouant de la musette ou battant du tambourin, femmes filant tout en marchant ou portant des vases de cuivre et de terre et des ustensiles de cuisine, s’avancent les chameaux de charge et se pressent les troupeaux de moutons. Sur les flancs de la colonne bondissent de grands lévriers fauves. Voilà qui est plein de vie, de mouvement et de pittoresque tout en conservant un caractère grave et simple. Le paysage a la fraîcheur indicible, l’humidité lumineuse des maîtres hollandais. Il en est ainsi de la plupart des petites toiles d’Eugène Fromentin, qui, sauf deux ou trois grands tableaux, sont les perles de son œuvre.