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inexécutable ; non pas que M. Moreno ait cette prétention émise, il y a quelques années, par un soi-disant conquérant du pays d’Araucanie, de jouir, dans ces contrées inabordables, de privilèges royaux, mais il compte sur quelques présens antérieurs, quelques services déjà rendus, pour avoir le droit de solliciter l’entrée dans les territoires respectifs des tribus sans être immédiatement assassiné, ou, une fois introduit, sacrifié à un caprice d’Indien ivre. Ainsi même il ne saurait se permettre de faire ni un geste inopportun, ni un pas en dehors du chemin tracé, et il lui est interdit de toucher aux sépultures, ce qui cependant est le seul but de son voyage et ce qui est la seule prohibition qu’il ne respecte pas. Méfiant envers tous, capable de tous les crimes, l’Indien juge tous les hommes par lui-même, ce qui lui donne une triste idée de l’humanité et le décide à faire disparaître tous ceux en qui il soupçonne des espions. Ajoutez à cela que l’étranger, bien reçu par quelques caciques, est par cela même suspect aux autres, qu’enfin il lui est formellement enjoint de voyager seul. Si en pénétrant dans ce domaine déjà si défendu, il a un bon cheval, un bon vêtement ou quoi que ce soit qui puisse exciter la convoitise du premier Indien qui passe, il le lui faut donner de bonne grâce, restant ainsi au bout de quelques heures mal monté, sans provisions, et par conséquent à la merci de son hôte.

Au sang-froid et à toutes les qualités morales qu’exigent ces circonstances, il en faut joindre d’autres d’un ordre purement physique; ce n’est pas en effet une alimentation européenne que celle que les Indiens tehuelches offrent à leurs hôtes. M. Moreno nous montrait un restant de viande sèche de quanaque longtemps macérée entre cuir et selle; quelques bouchées de cette chair répugnante, d’odeur fétide, rebelle à la dent, étaient encore ce qu’il pouvait souhaiter de mieux dans les longues étapes entre chaque campement; mais le plus souvent il lui fallait manger des alimens d’un caractère tout à fait national et d’une préparation par trop tehuelche ; c’eût été s’exposer à se faire traiter en ennemi que d’hésiter devant des mets que l’Indien préfère et qui témoignent d’un goût peu délicat. Ainsi, en voyage, il se nourrit exclusivement de viande crue de bœuf, de guanaque et d’autruche, et ce qu’il mange, ce sont précisément les morceaux que, même cuits, l’habitant de Buenos-Ayres n’admet pas sur sa table, les poumons, le cœur, le foie, et qui, crus, baignant dans le sang, sont les plus répugnans; c’est ainsi cependant que le Tehuelche les présente, soumettant son hôte à une épreuve d’où son amitié doit sortir justifiée par la résistance de son estomac. Aussi le savant explorateur argentin attache-t-il une importance considérable à des découvertes qui lui ont coûté de