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et de mal, est un composé de grandeur et de bassesse, de bon sens et de déraison, à peu près partout et toujours le même, et la dernière besogne dont se chargerait un critique serait assurément de discerner les bons d’avec les méchans. Il a trop médité, avec Pascal, ces mots profonds : summum Jus, summa injuria. Notre équité, fruit mûr et exquis du scepticisme, nous met également en garde contre la faveur et le dénigrement.

Nous vivons en un siècle où il est fort de mode de réhabiliter les gens ; mais le panégyrique appelle la satire, et tandis que les uns ont accordé libéralement à Fréron toutes les vertus, les autres l’ont traité de coquin et de maraud presque aussi haut que le seigneur de Ferney. Il y a eu un très grand abus d’épithètes. Il fallait laisser parler les faits. Pour qui les sait, l’éloge et le blâme ne signifient plus grand’chose. En tout cas, celui-là ne croit pas plus à la scélératesse de Fréron qu’à l’esprit de Mme de Pompadour.


I

Fréron ne fut pas un enfant précoce. Il passa ses premières années dans une vieille ville de Basse-Bretagne, à Quimper, où son père possédait une échoppe de joaillier, rue Obscure. Cette ruelle sombre, dont les masures projetaient de chaque côté les pignons sur la voie, si bien qu’il faisait presque nuit à midi, une arrière-boutique humide et une petite basse-cour, voilà les premiers lieux et les premiers objets qui frappèrent l’imagination du futur critique et qui, jusqu’à dix ou douze ans peut-être, composèrent pour lui l’univers. Fréron a toujours eu l’esprit lent et le travail difficile. Ce qu’il avait une fois mis dans sa tête y acquérait la solidité du granit de son sol breton, mais il n’était pas facile d’y faire entrer quelque chose. Pour ses parens, Fréron était un enfant arriéré, une manière de petit idiot inoffensif à qui l’on confiait la garde des dindons. Tel il nous apparaît en effet, sur son petit fauteuil, une verge à la main, dans la basse-cour de son père[1]. Fréron rappelait souvent ce trait de son enfance.

Il semble bien que, comme il arrive, l’intelligence de Fréron se développa avec d’autant plus de puissance qu’elle avait été moins précoce, car on ne peut douter qu’il n’ait fait d’excellentes humanités. Il commença ses études à Quimper et fit sa rhétorique à Paris sous le père Brumoy et le père Bougeant. Un oncle qu’il avait aux environs de la rue Saint-Jacques lui donna un asile dans sa maison ; puis il entra au noviciat des jésuites de la rue du

  1. L’Espion anglais, III, 178.