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CRITIQUE AU XVIIIe SIECLE

On lit toujours l’abbé Desfontaines, mais on parle de Fréron, on écrit des livres pour et contre lui, et la bataille qui se livre autour de ce nom est presque aussi vive qu’il y a un siècle, quand l’Écossaise fut jouée au théâtre-Français. Il n’en faut plus douter : Fréron est immortel. Il n’y a pas que les poètes, les historiens, les savans de génie qui entrent au temple de mémoire : l’événement a prouvé que les critiques y ont aussi leur place. On peut disputer sans fin sur les mérites et les défauts de Fréron ; il n’importe. Puisqu’il est encore attaqué par les uns, défendu par les autres, il existe.

Je voudrais essayer de montrer, comme je la vois, la figure ironique et fine du célèbre critique français. Tout, d’abord il faut triompher de la puissance invétérée de mille associations d’idées toutes faites que nous avons puisées dans les livres et dans la tradition. Au fond de nos consciences, nous portons tous un portrait de Fréron, portrait d’une assez fastidieuse uniformité : Fréron est l’ennemi de Voltaire, de D’Alembert, de Diderot, le délateur des encyclopédistes, le censeur vénal et bas des plus beaux génies du XVIIIe siècle ; c’est l’ange de ténèbres qui lutte avec les dieux de lumière ; jésuite ou ex-jésuite, comme son maître l’abbé Desfontaines, Fréron est l’incarnation du fatal génie de la société de Jésus en guerre avec l’esprit moderne.

Ce portrait est-il véritable ? est-il seulement vraisemblable ? Au dernier siècle, dans le feu des batailles épiques pour la tradition ou pour la révolution, on pouvait croire encore que tous les bons étaient d’un côté, tous les méchans de l’autre. Depuis, nous avons lu Sainte-Beuve, et nous avons appris à nous défier de ces jugemens d’une simplicité naïve. Les hommes ne sont jamais ni absolument bons ni tout à fait mauvais. La nature humaine, pétrie de bien