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d’une question restreinte. Contentons-nous de dire qu’il nous semble voir dans la déduction de l’auteur beaucoup de raisons purement verbales. Par exemple, lorsqu’il nous dit qu’un acte absolu de liberté, la création, doit être gratuit, que ce qui est gratuit vient de la grâce, et que la grâce c’est l’amour, il nous semble jouer sur les mots : ce raisonnement, par substitution de termes, laisse beaucoup à désirer, et si nous n’avions d’autre raison de croire à la bonté divine, nous nous croirions médiocrement armés contre le pessimisme de Hartmann et de Schopenhauer.

Que l’on nous permette un mot en terminant. Ce n’est pas avec plaisir que nous venons jeter quelque eau froide sur une des conceptions les plus brillantes de la métaphysique contemporaine. Nous aimons les idées, nous sommes aussi sensibles que qui que ce soit à de belles conceptions; nous ne nous défendons pas contre elles, nous y entrons volontiers, nous les suivons jusqu’au bout; nous aimons même à leur prêter ce qu’elles n’ont pas toujours : la rigueur et la clarté. En un mot, nous craindrions de trahir la cause de la vérité en prenant d’avance nos avantages et en leur disputant toutes les chances de persuasion qu’elles peuvent avoir; mais, avouons-le, il y a en nous quelque chose de plus puissant que le démon métaphysique, c’est le démon cartésien qui nous interdit d’admettre comme vrai ce qui n’est pas évident, de prendre des mots pour des choses et des images pour des raisons. En un mot, quelque séduisante qu’elle puisse être, il est impossible à notre esprit de se reposer dans une idée fausse. Au contraire, il semble que le génie métaphysique soit la puissance d’enfanter et de soutenir des idées fausses. Les systèmes de philosophie font à peu près ce que fait l’expérimentation en physique : celle-ci isole et sépare les phénomènes pour les mieux connaître, ceux-là isolent les idées pour mieux s’en rendre compte; mais, de même que la nature est plus vaste que nos laboratoires, elle l’est plus aussi que les écoles de philosophie, même la nôtre. Le concept de la liberté absolue est une de ces conceptions artificielles qui ont pu servir à faire regarder de plus près à l’idée de la liberté divine, à lui faire un champ plus vaste, à resserrer le champ de l’élément logique, en y introduisant l’élément moral. Peut-être n’aurions-nous pas bien vu cela, si les partisans de ce système n’eussent pas forcé leur principe, comme un physiologiste qui gonfle un vaisseau pour le mieux étudier. Il n’en est pas moins vrai que le principe pris à la lettre nous paraît le renversement de la logique et de la raison. Il ne peut se soutenir ni même se comprendre qu’en se démentant et en se détruisant lui-même, et « il porte, comme dit Platon, l’ennemi avec soi. »


PAUL JANET.