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de l’absolu doit être essentiellement paradoxale, parce que l’absolu en soi est incompréhensible; cependant au moins faudrait-il s’expliquer sur cette notion d’incompréhensibilité, car l’incompréhensible absolu est une chose dont on ne peut rien dire, et qu’on ne peut pas même penser : à plus forte raison ne pouvons-nous pas en parler. Puisque nous parlons de l’absolu, que nous l’affirmons, que nous le définissons, il faut que nous le pensions d’une certaine manière et nous ne pouvons le penser que conformément aux lois de la logique. De ce que nous ne savons pas tout ce qu’il est, il ne s’ensuit pas que pour le penser nous devions renoncer aux conditions de toute pensée. On ne doit pas dire en métaphysique plus qu’en théologie : Credo quia absurdum. Or l’idée d’une liberté absolue, sans essence, sans nature, sans aucune détermination, est une idée qui implique contradiction. Au lieu d’être l’acte pur d’Aristote, c’est la puissance pure, l’aptitude à tout devenir, l’indéterminé absolu : c’est le rien. Que l’on analyse en effet la notion de la liberté absolue (à la condition de n’y rien ajouter subrepticement), on verra qu’une telle puissance, qui n’est ni finie ni infinie, ni parfaite ni imparfaite, ni quoi que ce soit (car autrement elle aurait une nature), n’est autre chose que le premier terme de la dialectique hégélienne, c’est-à-dire l’être, dont Hegel lui-même a démontré l’identité avec le non-être. On ne peut pas même dire que la nature de ce principe soit d’être liberté, puisqu’il se donne à lui-même la liberté. On ne peut pas dire non plus qu’il est une puissance, une force, une activité, car alors il aurait une nature, et ne serait pas liberté absolue.

Admettons cependant que cette liberté absolue soit une puissance : car enfin pour en parler, il faut bien lui appliquer une attribution quelconque. Qu’est-ce donc qu’une puissance absolue qui peut tout ce qu’elle veut? Est-il même permis de dire qu’elle veuille quelque chose? Que serait une telle puissance sinon le destin des anciens ou ce que l’on nomme dans les écoles le fatum mahometanum? Telle est l’objection fondamentale de Leibniz à la doctrine du décret absolu, soutenue par les théologiens de son temps, et en quoi le décret absolu se distingue-t-il de la liberté absolue de Schelling et de Secrétan? Et ne devrait-on pas au moins nous expliquer la différence? Et s’il n’y en a pas, comment passer devant une telle objection sans y répondre, comme s’il n’y avait plus lieu de parler de Leibniz en philosophie? Lorsqu’on rétrograde (sous prétexte de progrès) jusqu’au principe du supra-lapsarisme[1], comment peut-on se croire dispensé d’examiner les difficultés d’un Leibniz? Pour celui-ci, la

  1. Doctrine de la théologie réformée, qui exagérait le principe de la toute-puissance divine.