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que l’entendement divin contient toutes les idées des choses créées à titre de modèles éternels et nécessaires comme Dieu lui-même, lorsqu’on admet avec Leibniz que dans l’entendement divin résident de toute éternité tous les mondes possibles, c’est l’entendement et non la liberté de Dieu que l’on considère comme la source des possibilités. Or on peut entendre par là deux choses très différentes : ou bien Dieu pense ses modèles et ses possibles comme nous les pensons nous-mêmes, c’est-à-dire à titre d’objets, et il se distingue de ces objets; n’est-ce pas comme si l’on disait qu’il y a quelque chose qui n’est pas Dieu, qui même par hypothèse est inférieur à Dieu, et que cependant Dieu est obligé de penser pour être intelligent? N’est-ce pas, selon le mot de Spinoza, soumettre Dieu à un fatum? N’est-ce pas dire que Dieu ne serait rien sans le monde, ou tout au moins sans la pensée du monde? Faudrait-il un grand effort de logique pour conclure de là qu’il ne serait rien sans l’existence du monde? Et n’est-ce pas une sorte de panthéisme idéal que de faire cohabiter Dieu éternellement avec l’idée d’un autre être que lui-même, comme s’il devait s’ennuyer s’il était seul? On peut soutenir au contraire que l’entendement divin est la source des possibilités, en ce sens qu’il en est la cause, qu’il les rend possibles en les pensant, que ces possibles ne seraient rien sans la pensée de Dieu : on peut dire avec Spinoza que l’intelligence divine est « antérieure » aux choses, tandis que l’intelligence humaine leur est « postérieure, » ce que Bossuet a exprimé admirablement en disant : « Nous voyons les choses parce qu’elles sont; mais elles sont parce que Dieu les voit. » Si l’on admet cette seconde hypothèse, si l’on entend par intelligence non-seulement la faculté de contempler, mais la faculté de créer, on introduit par là même la notion de la volonté et de la liberté dans l’entendement divin; ou plutôt, les idées divines, les types absolus, étant l’effet de la puissance créatrice et ne préexistant pas à son action, on peut dire que dans cet acte la volonté intervient plus encore que l’intelligence. En un mot, si l’on convient d’appeler liberté l’acte par lequel Dieu fait que quelque chose existe, comme les possibles n’existent même à titre de possibles que par l’acte de Dieu, on dira justement en ce sens qu’ils résultent de sa liberté. Nous admettrions donc que le monde idéal pas plus que le monde réel ne s’impose à Dieu d’une manière nécessaire, et qu’il en est la cause absolument libre[1].

Nous ne serions pas même éloigné d’admettre cette expression paradoxale de Schelling et de M. Secrétan, que Dieu « se fait lui-même,

  1. Qu’on veuille bien nous permettre de renvoyer, pour le développement de ces idées, 5, notre livre récent des Causes finales (dernier chapitre).