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œuvre purement gratuite. Le monde n’existe que par grâce. La grâce est le fond de son être; la grâce est sa substance : créer, c’est aimer.

Qu’est-ce maintenant que la créature? Est-elle quelque chose ou n’est-elle rien? Si la créature n’est rien, il n’y a pas eu de création. Si au contraire il y a eu création et création par amour, il faut que la créature soit quelque chose. Nous échappons par là au panthéisme. Qu’est-elle enfin? Elle est, comme Dieu lui-même, un être libre, car l’être libre est le seul véritable. La création n’est donc autre chose que « la liberté posant la liberté. L’amour créateur et la liberté créée sont les deux facteurs du monde. »

Voilà le principe et la loi de la création : quelle est maintenant la loi de la créature? La créature doit être libre comme Dieu lui-même. Être libre, c’est poser sa personnalité, c’est se poser soi-même; mais comment se poser soi-même sans se distinguer par là même de Dieu, sans chercher à exister hors de Dieu? Il semble donc que la loi de la créature soit la séparation d’avec Dieu; mais, d’un autre côté, qu’est-ce que la création dans le fond, sinon la volonté créatrice elle-même? N’est-ce pas l’un qui est la substance de l’autre? Lorsque la créature se veut elle-même, elle veut donc en même temps la volonté créatrice qui est son essence. Elle veut s’unir à Dieu en s’en distinguant. Or s’unir à un être, qu’est-ce autre chose que l’aimer? Ainsi l’amour de Dieu est donc la loi de la créature, comme l’amour de la créature est le motif de la création.


III.

Tel est le système de la liberté absolue dont M. Secrétan doit évidemment l’idée à Schelling, mais qu’il s’est rendu propre par la vigueur et la netteté de sa construction systématique. On remarquera surtout dans son œuvre la force et l’éclat du style métaphysique. C’est le don du métaphysicien d’exprimer ses idées dans une langue concrète, accentuée, colorée, et de faire ressortir l’idée par le relief de l’expression. Les Allemands ont quelquefois ce don; mais ils le gâtent par le jargon et le noient dans la diffusion des mots. Descartes, Malebranche, Leibniz et Spinoza l’ont eu au plus haut degré et restent les maîtres en ce genre. Chez les anciens, Platon et Aristote sont hors de pair. En ce sens, on peut dire que la langue métaphysique fait partie du génie métaphysique : exprimer une idée, c’est l’inventer. M. Secrétan a emprunté quelque chose de ce don aux grands maîtres de la philosophie. Il a le talent d’écrire en métaphysique, et l’originalité de ses tours et de ses formules saisit vivement l’esprit. On peut trouver même que la suite des idées et la conséquence sévère des déductions sont quelquefois remplacées