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vraie formule de l’absolu est celle-ci : « je suis ce que je veux. »

Rendons-nous bien compte de toute la portée des propositions précédentes. On pourrait n’y voir d’abord que des expressions paradoxales et excessives pour rendre plus sensibles des vérités abstraites d’une haute portée : on pourrait croire que l’auteur a seulement voulu dire ce que tout le monde pense, à savoir que, Dieu étant l’être souverainement parfait, il doit être absolument libre, parce que la liberté est une perfection. Nullement : c’est la doctrine elle-même qui est paradoxale et non pas seulement l’expression. Ce n’est pas parce que Dieu est parfait qu’il est libre : c’est parce qu’il est libre qu’il est parfait. Un être parfait par nature, dit l’auteur, le serait moins que celui qui se donnerait toutes les perfections. Un être parfait par nature serait imparfait. « L’absolu n’a pas de nature. — Toute nature est née, dérivée, secondaire. » A quoi reconnaît-on le vrai caractère de l’absolu? c’est qu’il ne puisse pas être pensé autrement qu’à titre d’absolu. Or un être qui se donne à lui-même la liberté ne peut être qu’absolu, et pas autre chose. Une telle notion n’a de sens que dans l’absolu. Toute « nature » au contraire (intelligence, bonté, vérité, etc.), peut être conçue comme relative aussi bien que comme absolue. Il n’y a que cette formule : « je suis ce que je veux, » qui ne puisse s’appliquer rigoureusement qu’à l’absolu lui-même : appliquée au fini, cette formule n’a aucun sens. Elle est donc la seule qui puisse caractériser et définir ce qui est essentiellement sans comparaison et sans analogie.

Ne nous hâtons pas de condamner une si étrange doctrine. N’oublions pas que Descartes l’a exprimée quelquefois en termes presque semblables[1], que Bossuet et Fénelon, dans leur réfutation de l’optimisme de Malebranche, s’en sont rapprochés. On est placé, en

  1. Lorsque Descartes, dans sa troisième Méditation, nous dit : « Si j’étais indépendant de tout autre, et que je fusse moi-même l’auteur de mon être, il ne me manquerait aucune perfection, car je me serais donné à moi-même toutes celles dont j’ai en moi quelque idée, et ainsi je serais Dieu, » il semble bien dire que Dieu est l’auteur de son propre être, et qu’il s’est donné à lui-même toutes les perfections, ce qui est précisément le système de la liberté absolue. De plus, dans la discussion des Objections, Descartes soutient contre Catérus et contre Arnauld que « Dieu est à lui-même ce que la cause efficiente est à l’égard de son effet. » Cependant, devant l’objection d’Arnauld « que Dieu devrait alors être antérieur à lui-même, » Descartes recule; il semble effrayé lui-même de l’absolu de cette théorie, et il se réduit à dire que Dieu, c’est « l’essence qui est la cause de l’existence, » et qu’on peut appliquer par analogie le concept de cause efficiente à celui de cause formelle, « à peu près comme on transporte au polygone les propriétés du cercle. » Ce n’est donc que métaphoriquement et analogiquement que Descartes a admis la doctrine de Dieu cause de soi ; mais on voit à quel point il s’est approché de la doctrine de la liberté absolue. Je n’ai pas besoin de rappeler non plus la théorie bien connue de la création des vérités éternelles par la liberté divine.