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tout est rationnel, » est une pure hypothèse, un postulat non démontré. Pourquoi, disait-il, est-ce la raison qui existerait, et pourquoi pas la non-raison (die Unvenunft)! Sans doute, il est commode de placer la raison à l’origine des choses comme la substance universelle, l’être nécessaire; mais, absolument parlant, le contraire est aussi possible. Ce n’est nullement une nécessité a priori : c’est un pur dogme. Il ne sert de rien de dire que, si on ne commençait par poser ce postulat, il n’y aurait plus de science, car pourquoi serait-il nécessaire qu’il y eût une science? En second lieu, dans l’étude de tout être, après que l’on a fait abstraction de l’intelligence et du rationnel, il y a toujours un reste, un résidu qui n’est pas résoluble en élémens rationnels, et qui par conséquent est irrationnel. Sans doute, toutes choses dans le monde nous apparaissent avec le caractère de la règle, de l’ordre et de la forme; mais au fond on aperçoit toujours le sans règle (das Regellose), et il semble même qu’à l’origine, c’est le sans règle qui devient ordre, c’est le non rationnel qui devient rationnel. C’est là la base incompréhensible de la réalité, le reste irréductible qui ne se laisse pas ramener à l’intelligible. Il y a donc une nature extra-logique de l’existence, une base irrationnelle de la réalité. L’intelligible, c’est l’essence. Le non intelligible est l’existence[1]. Nous exprimons le premier de ces élémens en disant d’une chose ce qu’elle est, le second, en disant qu’elle est. Or cet élément, qui fait et constitue l’existence, n’est plus la raison; c’est la volonté. « Pas d’être réel, sans un vouloir réel. L’être d’une chose se reconnaît en ce que cette chose s’affirme, se sépare d’autre chose, fait effort pour résister à tout ce qui cherche à la pénétrer ou à l’opprimer; mais toute résistance, tout effort réside exclusivement dans la volonté, car la volonté est, à proprement parler, le résistant, le principe de toute résistance, l’insurmontable. Dieu lui-même ne peut vaincre la volonté que par la volonté. » La volonté est encore le libre, le non logique, le non rationnel, car tout ce qui est soumis à la nécessité logique n’est pas volonté. La volonté ne peut se déduire du rationnel ; elle est donc quelque chose au-delà. Enfin, si la raison ne suffit pas pour comprendre la réalité, encore moins est-elle capable de la créer. Jamais de la nécessité logique on ne passera à un être réel. « Il n’y a pas d’autre ressource, disait Schelling en pensant à Hegel, que de supposer que la raison, devenue infidèle à elle-même, a fait une chute; l’idée, que l’on se représente comme ce qu’il y a de plus parfait, s’avise, sans aucun motif, sans rime ni raison (comme disent

  1. L’intelligible est ce que les Allemands appellent le was (le ce que); le non intelligible est le dass (le que).