Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/831

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

semblable à celle de Steffens, comme un libre torrent. Il n’en était rien. Debout dans une attitude ferme, il tira de sa poche un mince cahier, et le lut, mais en mêlant à la lecture la liberté de l’exposition : de temps en temps il le posait, et donnait des explications sous forme de paraphrases dans lesquelles se faisait sentir cet éclat poétique que Schelling sait unir avec tant de charme aux conceptions les plus abstraites. Au reste, dans les cours auxquels j’assistai, l’exposition était plutôt érudite que spéculative; ou du moins, du spéculatif, je ne compris absolument rien, parce que la liaison avec ce qui précédait m’échappait. Je ne dirai donc rien du contenu de son enseignement, qui maintenant m’est devenu beaucoup plus clair; mais la forme me frappa beaucoup. La tranquillité, la fermeté, la simplicité, l’originalité, faisaient passer sur l’excès du sentiment personnel qui perçait un peu trop souvent; et même l’idiome souabe communiquait, pour moi du moins, un attrait tout particulier à sa voix. » Rosenkranz raconte ensuite qu’ayant continué d’assister au cours de Schelling, il était présent à sa dernière leçon, remplie d’allusions amères et de traits mordans contre Hegel. Il en était tout ému, lorsqu’un dernier incident vint à changer le cours de ses idées. Schelling ayant achevé, tous se levèrent, et, comme c’était l’usage à Munich, un étudiant vint présenter à Schelling au nom de ses camarades un adieu reconnaissant. « Je fus pris, nous dit-il, au dépourvu; je sentis s’évanouir en moi tout ce que j’avais amassé de tristesse et d’emportement, et je me joignis avec le sentiment le plus sincère aux acclamations de la salle. Schelling s’inclina, à droite et à gauche, avec un court remercîment, et il s’éloigna d’un pas mesuré. Je ne le revis plus. »

Ce tableau intéressant nous apprend que, dans le temps où l’Europe avait cessé de s’occuper de Schelling, croyant sa carrière philosophique depuis longtemps terminée, il continuait d’avoir autour de lui une école et presque une église. Sa pensée, remontant le courant philosophique du siècle, était revenue peu à peu de la philosophie de la nature, tout inspirée de l’esprit du XVIIIe siècle, à une philosophie religieuse et à une sorte de néo-christianisme. Sans doute c’était un christianisme libre et singulièrement hétérodoxe, comme il l’est en Allemagne ; mais c’était assez cependant pour choquer l’esprit nouveau, entraîné dans une voie toute différente. Ce conflit du nouveau Schelling avec l’esprit du siècle eut lieu bientôt après; ce fut un grand événement, et nous nous souvenons encore nous-même du retentissement qu’il eut jusque parmi nous[1]. Le

  1. Nous étions à cette époque à l’École normale, et, mal informé comme on l’est à cet âge, nous en étions encore à la proposition que M. Cousin, pendant son ministère de 1840, avait faite à Schelling de venir enseigner au Collège de France : nous eûmes donc un instant l’illusion de voir Schelling en France; mais déjà il enseignait à Berlin.