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Il vaut mieux me priver de tout rapport personnel afin d’être libre de ne porter sur lui qu’un jugement objectif et désintéressé. En conséquence, je triomphai de mon désir, et je ne vis pas Schelling. En revanche, je cherchai le moyen d’assister à ses leçons. On m’avait parlé à l’hôtel des grandes difficultés que j’aurais à surmonter, ne lui ayant pas été présenté, et n’ayant pas reçu de lui une carte d’invitation, qu’un laquais en livrée devait, me disait-on, recevoir à l’entrée. Ce n’étaient que de vains propos. J’arrivai dans l’auditoire sans avoir vu un seul domestique, et sans que personne m’eût rien demandé. C’était la même salle où j’avais entendu Schubert parler d’histoire naturelle. Les bancs s’y élèvent en amphithéâtre. Il pouvait bien y avoir de 300 à 400 auditeurs. Un tiers d’entre eux avaient un air tout idéaliste : boucles tombantes, blancs cols de chemise, cou nu, redingotes allemandes, quelque chose comme nos peintres de Dusseldorf, ou plus récemment nos compagnies d’étudians à prétentions. Je m’assis dans un coin. Derrière moi, comme je l’appris par hasard, se tenait le fils de Schelling. L’auditoire avait deux portes : l’une conduit à un escalier de dégagement; l’autre dans un grand corridor. Je fixai mes yeux sur celle-ci dans une grande attente. J’étais rempli de ce sentiment indescriptible qui nous envahit, lorsque le génie, que nous ne nous étions représenté que par l’imagination, va nous apparaître dans sa réalité sensible, et sa présence immédiate. Les momens où j’avais vu pour la première fois Schleiermacher, Steffens, Hegel, Tieck, Karl Ritter, Daub et autres, qui sont devenus depuis mes amis, me revenaient à la mémoire. Les descriptions que Schweigger et Léo m’avaient faites de Schelling flottaient devant mon esprit. Cependant il ne venait pas : nous attendions déjà depuis plus d’une heure. Tout à coup tous les auditeurs se levèrent à la fois : naturellement je fis comme eux; mais je ne vis pas celui que tous saluaient respectueusement, car j’avais toujours les yeux fixés sur la porte du corridor. Cependant Schelling était entré derrière moi et venait précisément de monter à sa chaire. Un extérieur un peu trapu, un front élevé, une chevelure blanche, de la douceur dans la bouche, le regard plus pénétrant que chaud, plutôt sanguin et mobile que mélancolique et profond, voilà Schelling[1]; toilette élégante, mais digne sans recherche: courte redingote brune, cravate noire, pantalon gris, attaché serré par des sous-pieds, tel était son extérieur. Une tabatière d’argent que Schelling portait à la main gauche, et qu’il posait ou reprenait constamment, était la seule décoration symbolique de son discours. Je m’étais représenté d’avance sa parole,

  1. Mehr sanguinisch unruhig, als melancholisch tief.