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vis pour la première fois, dans un bal à Philadelphie; j’étais bien jeune; manière et moi nous étions émigrées. — Oui, répond le monsieur, poursuivant ses propres pensées, c’est un pays remarquable; mais leur luxe ! leur luxe est affreux. » Ticknor était intrigué de savoir à qui il avait affaire. Enfin Mme de Duras les présenta l’un à l’autre : c’était Talleyrand. Ils continuèrent de causer des États-Unis. Talleyrand était froid pour Washington; il semblait ne pouvoir oublier que le président n’avait pas voulu le recevoir par égard pour la république française. Il se rappelait une jeune fille de Boston, d’une beauté remarquable. Ticknor savait de qui il était question : c’était Mme Perkins, avec laquelle il était venu en Europe quatre ans auparavant. On lui avait raconté dans sa jeunesse que c’était la seule personne avec qui Talleyrand consentît à parler anglais. Il put donc lui raconter qu’elle s’était mariée, qu’elle avait une demi-douzaine d’enfans, qu’elle avait fait le voyage d’Angleterre en 1815. Talleyrand ne l’écoutait pas. « Il ne s’intéresse qu’à ses propres souvenirs; les personnes qu’il a connues ne l’occupent qu’autant qu’elles ont été mêlées à sa propre vie; il lui est devenu indifférent qu’elles soient mortes ou vivantes, »

Un peu plus tard, la veille de son départ pour l’Angleterre, Ticknor était venu prendre congé de Mme de Duras. Talleyrand était encore là. Le duc de Richelieu avait donné sa démission; il y avait quelque difficulté à composer le nouveau ministère; en un mot, on était en pleine crise. Le prince était sombre : à l’entendre, la situation était menaçante; le roi n’avait personne sur qui compter. Mme de Duras parlait peu et paraissait inquiète ; ce qu’on lui disait n’était pas pour la tranquilliser. Enfin Talleyrand se leva pour partir, et, continuant de parler du même ton désagréable, il alla lentement jusqu’à la porte : « Et cependant, dit-il en accentuant ses paroles, et cependant il y a un petit moyen, si l’on savait s’en servir! » Sur quoi, il disparut. Il y eut dans le salon un moment de silence pénible. Ticknor fit ses adieux et s’en alla. A peine était-il dans sa voiture que Mme de Duras le faisait rappeler pour le prier de ne parler à personne de ce qu’il avait entendu tant qu’il serait en France. Le soir, il dînait chez le duc de Broglie avec Humboldt, Lafayette et l’abbé de Pradt. La tentation était forte; il y sut résister; mais huit jours après il était à Londres chez lord Holland avec quelques-uns des principaux orateurs du parti whig; il ne se fit pas faute de raconter le petit discours de Talleyrand, qui eut un succès de rire universel. Ce républicain d’un autre monde regardait avec un certain dédain les petites terreurs, les petites questions et les petits moyens de la politique européenne.


H. BLERZY.