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seulement les conversations graves, les entrevues avec les personnages connus : un cercle féminin l’attirait au moins autant qu’une société de savans; la danse même le retenait dans les salons bien au-delà de l’heure discrète où les visiteurs sérieux se retirent. L’amitié du duc de Montmorency-Laval lui ouvrait les hôtels les plus aristocratiques; il sut en profiter, on va le voir, et juger son monde, quel qu’en fût le rang, avec une égale impartialité.

« Je dîne toujours en compagnie, met-il dans son journal de voyage, le plus souvent chez le comte de Pastoret, le duc de Duras ou le comte de Saint-Aulaire, ou, à défaut d’autre invitation, chez le duc de Broglie, où mon couvert est toujours mis. » Il n’a rien vu nulle part d’aussi agréable que ces dîners sans apparat et les soirées intimes dont ils sont suivis. Nulle part, à l’entendre, le système des relations sociales n’est si bien compris qu’en France. Les visiteurs sont nombreux; les hommes de lettres sont admis, recherchés même, sur la seule recommandation de leur mérite personnel. Les seules gens qu’il critique sont les hommes d’esprit, dont la réputation est faite en tant que causeurs, et qui vont d’un salon à l’autre, répétant partout les mêmes mots. L’esprit est le dieu qu’on adore dans les maisons françaises ; c’est brillant, gracieux, superficiel et creux. — C’est fort bien dit; mais pourquoi, dira-t-on, s’y laisse-t-il séduire?

Le comte de Pastoret appartenait au parti royaliste ultra. Cependant, en sa qualité de membre de l’Institut, il recevait chez lui des hommes tels que Cuvier, Laplace; ses soirées étaient presqu’un cénacle de savans et d’érudits. Chez la marquise de Louvois, respectable douairière qui n’était rentrée qu’en 1814, on s’occupait davantage de politique. Ticknor y entendait de vigoureux sermons contre la république, qu’il écoutait avec sa bonne humeur ordinaire, quoiqu’en enrageant un peu. La duchesse de Duras réunissait chez elle les partisans du duc de Richelieu ; Chateaubriand, Talleyrand, en étaient. Comme elle avait une réputation littéraire, — on connaît son roman d’Ourika, — Chateaubriand donnait volontiers aux habitués de ce salon la primeur de ses écrits. Mme de Sainte-Aulaire tenait pour les doctrinaires, pour le parti Decazes, qui triomphait en ce moment dans la faveur du roi. Barante et Guizot y venaient tous les mardis. Par contraste, Mme de Broglie recevait les libéraux. Ces diverses coteries n’avaient au surplus rien d’exclusif, surtout à l’égard des étrangers. Humboldt par exemple se montrait partout, partout accueilli avec la distinction qui lui était due.

De tous ces personnages, il en est un qui déplaît franchement à notre Américain : c’est Talleyrand. On l’a vu déjà, Ticknor s’entend à merveille à faire le portrait des gens. Le récit qu’on va lire n’est-il pas en son genre un tableau complet?