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d’intimité. Tel est l’aspect d’une tertulia chez le marquis de San-Iago, un grand d’Espagne fidèle aux vieilles coutumes. Une seule personne y attire l’attention de notre Bostonien : c’est la sœur du marquis, jeune, belle comme une sibylle, remplie d’esprit et d’enthousiasme, qui refuse de se marier pour restituer à son père exilé la fortune dont elle jouit. Chez le premier ministre, Pizarro, la société est plus mélangée. Les étrangers y coudoient les membres du corps diplomatique et les principaux personnages du gouvernement. Au palais de la duchesse d’Ossuna, la réception est plus européenne; cette grande dame, alors d’un âge mûr, n’est pas seulement remarquable par la naissance, par la fortune, par les qualités personnelles; elle a montré son courage, sa fermeté d’esprit pendant la guerre d’indépendance. Qu’on ne l’oublie pas en effet, l’Espagne, en 1818, sort à peine d’une crise épouvantable. Huit années de guerre civile ont laissé des traces que le temps n’a pas encore effacées et des souvenirs que les survivans ne peuvent oublier.

En résumé, la société espagnole était de si peu de ressource que Ticknor vivait surtout dans le monde diplomatique, où se trouvaient des personnes qui avaient toutes ses sympathies, comme le comte Cesare Balbo, qu’il devait retrouver vingt ans plus tard en Italie, comme Mme de Tatichef, dont les représentations dramatiques et les tableaux vivans avaient grand succès. Ce dernier genre d’amusement, inconnu sans doute dans le monde puritain de Boston, lui plaît beaucoup. Aussi quelle description enthousiaste il en fait, sans du reste penser à mal le moins du monde ! « En comparaison de ce spectacle magique, la plus belle toile est terne, la plus belle femme est froide et prosaïque, car vous avez là le goût, la fantaisie, la poésie de l’art avec la vie et les élans de la réalité. Je n’oublierai jamais les représentations de la Sibylle du Dominiquin, de la Sainte-Cécile de Raphaël et de tant d’autres peintures vivantes qui ont été un de mes grands plaisirs en Europe. » Cet austère républicain se civilisait, on le voit, au contact de la société monarchique. D’ailleurs il choisissait ses amis comme ses amusemens, sans aucun parti-pris d’opinions politiques ou religieuses. On a déjà dit qu’il recherchait la compagnie des ecclésiastiques; mais, de tous les hommes qu’il connaissait dans cette ville de Madrid, il en était un qu’il préférait, et c’était justement le plus convaincu des royalistes, le duc de Montmorency-Laval, ambassadeur de France, auprès duquel une lettre de Mme de Staël lui avait servi d’introduction. Ce diplomate, duc et pair de France, prince du saint-empire, grand d’Espagne, d’une fidélité invariable à la cause des Bourbons, avait en plus de l’esprit, du savoir et la plus exquise bonté de caractère. Il avouait n’avoir qu’une ambition, « que, depuis le plus humble valet jusqu’au roi, tout le monde dise : C’est un excellent homme. » Cette