Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/818

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ennuyé dans une université allemande, qui avait éprouvé plus tard le charme des causeries parisiennes, quels que fussent ses préjugés de républicain contre les frères et les neveux d’un empereur, se retrouvait avec délices dans la société un peu légère des Bonaparte.


III.

En ce temps de chaises de poste et de navires à voiles, le plus simple pour aller d’Italie en Espagne était, paraît-il, de traverser la Méditerranée. Ticknor, débarqué à Barcelone, s’associait à trois autres personnes pour faire la route de Barcelone à Madrid. Ce n’était rien moins qu’un voyage de treize jours, par des chemins abominables, où leur voiture ne faisait que vingt-deux milles, en marchant de quatre heures de matin à sept heures du soir par les plus belles journées du mois de mai. Pour la nuit, ils ne trouvaient d’autre abri que de misérables baraques, sans lit, sans autre nourriture que ce qu’ils emportaient avec eux. Des trois compagnons que notre Américain s’était procurés, l’un était un peintre de talent qui revenait de Rome pour être directeur de l’académie des arts à Madrid, les deux autres des officiers de l’armée espagnole, gens de bonnes manières, assez ignorans sans doute; Ticknor leur lisait Don Quichotte pour charmer les ennuis du voyage. Ils y prenaient un plaisir d’enfant, comme si ce fût chose nouvelle; il y gagnait, lui, de se familiariser avec la langue espagnole.

A Madrid, le ministre des États-Unis lui avait procuré l’essentiel, un logement propre chez des gens honnêtes, deux qualités rares en Espagne à cette époque s’il faut l’en croire. Les lettres qu’il avait apportées d’Angleterre, de France, d’Italie, lui ouvraient les maisons les plus recommandables. Il était reçu chez le cardinal Giustiniani, nonce du pape, chez le duc de Montmorency-Laval, ambassadeur de France, chez sir Henry Wellesley, ambassadeur de la Grande-Bretagne. Il dînait presque tous les jours chez l’un ou l’autre de ces grands personnages, se résignant à ne voir la société indigène que lorsqu’il serait parvenu à parler la langue assez couramment. Au surplus, il s’était mis au travail avec son application habituelle, prenant deux leçons chaque matin, notamment avec un savant espagnol, Antonio Conde, qui de bibliothécaire du roi, au temps des Bourbons, s’était laissé faire ministre de l’instruction publique par le roi Joseph, avait été disgracié au retour du souverain légitime et vivait à l’écart, respecté de tous ceux qui le connaissaient.

En vérité, c’était un triste spectacle que se promettait Chateaubriand lorsqu’il disait qu’il voulait voir en Espagne le fruit de huit