Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/816

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

universelle, en la louant comme si c’était une doctrine de sa propre religion et en ajoutant qu’il remerciait Dieu tous les jours d’avoir enfin banni la persécution de la surface de la terre, parce que la persuasion est le seul moyen de développer la piété, tandis que la violence ne développe que l’hypocrisie. Il s’enquit du prodigieux accroissement de notre population de façon à montrer qu’il en savait à ce sujet plus que n’en savent d’habitude les Européens... Il avait entendu parler aussi de la supériorité de notre marine marchande, et il parla de nos succès dans la dernière guerre avec tant de liberté qu’il avait oublié, je pense, que deux Anglais se tenaient près de lui. L’abbé lui fit observer en souriant que nous n’avions si bien combattu que parce que nous avions eu les Anglais pour maîtres. « C’est vrai, répondit le pape; mais prenez garde, monsieur l’abbé, que les élèves n’en sachent bientôt plus que leurs maîtres. » Il montra beaucoup de bienveillance et de bonté dans toute cette conversation, ainsi qu’une gaîté de caractère remarquable chez un vieillard infirme. »

Racontons tout de suite, en manière de contraste, la scène étrange dont il avait été le témoin quelques semaines avant cette audience. La colonie allemande, nombreuse à Rome, s’était mise en tête de célébrer « au nez du pape, » dit Ticknor, le trois-centième anniversaire de l’incinération de la bulle papale par Luther. Le promoteur de cette fête d’assez mauvais goût en pareil lieu, on en conviendra, était Niebuhr, le ministre prussien, qui avait d’abord voulu que la réunion eût lieu dans son propre palais et n’y avait renoncé que pour choisir le logement de Brandes, l’un des attachés de sa légation. Il y avait vingt ou trente assistans, tous Allemands, sauf Thorwaldsen, qui comptait pour autant en sa qualité de Danois, et Ticknor, qui se croyait lui-même à moitié Allemand. Bunsen lut quelque chose qui tenait du discours et du sermon; c’était beau et touchant, paraît-il. Brandes récita des prières. Enfin Niebuhr essaya de remercier l’assistance; son émotion était telle qu’il s’afaissa sans pouvoir prononcer un mot. Que la cérémonie fût touchante, nous l’admettons à la rigueur; mais la célébrer à Rome, sous la présidence d’un diplomate accrédité près du saint-siège, c’est assurément ce qu’il y avait de plus extraordinaire dans la circonstance.

Alors comme aujourd’hui, Rome n’était pas une résidence bien choisie pour un étranger qui voulait apprendre l’italien; les étrangers remplissaient la ville, se rencontraient partout, donnaient le ton à la société. Allemands, Anglais, Français, vivaient à part ou ne se montraient ensemble que dans de grandes réunions où la langue française servait d’idiome commun, mal parlée au surplus, avec les accens les plus divers qui donnaient l’idée d’une tour de