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par les furies, il est impossible de douter qu’il ait lu et compris Euripide; lorsqu’il tombe à l’agonie, il se donne la posture de Laocoon. L’antiquité classique ne se révèle-t-elle pas sous cette forme mieux encore que par les leçons arides d’un professeur?

On ne l’a pas oublié; Ticknor avait été séduit par les écrits de Mme de Staël. A quelques jours de là, il était admis à dîner chez elle ou plutôt chez la duchesse de Broglie, qui tenait le salon de sa mère, déjà fort malade. Il y avait peu de monde : sir Humphry Davy et lady Davy, qu’il avait connus à Londres, le baron de Humboldt, le duc de Montmorency-Laval, Auguste de Staël, Auguste Schlegel. Ce dernier était un Allemand dont l’existence avait été bizarre. Poète et critique de talent, de même que son frère Frédéric, il avait été professeur à Iéna, s’y était marié, puis avait donné sa démission et avait accompagné Mme de Staël dans ses voyages en Allemagne, en Italie, en Suède, en Angleterre. Usé par les chagrins ou par les remords d’une vie manquée, il vivait à Paris, conservant dans les cercles les plus gais la mine d’un professeur allemand, un contraste, paraît-il, qui n’était ni naturel ni gracieux. Quelle impression cette réunion d’élite fait-elle sur le voyageur?

« C’était la première fois que je ressentais le charme et l’esprit de la société française dont on a tant parlé depuis Louis XIV. Il est curieux qu’en cette occasion plus de la moitié des assistans étaient étrangers, et que même les deux qui parlaient le plus étaient Allemands. Il est vrai que le baron de Humboldt et M. Schlegel sont restés si longtemps en France qu’ils ont perdu leur nationalité en tout ce qui concerne le monde, semblables au baron Grimm et au prince de Ligne, qui étaient devenus plus amusans que des Français... La conversation fut mise sur l’Amérique du Sud, dont tout le monde parle depuis la publication de l’abbé de Pradt, qui prédit qu’elle s’émancipera bientôt. Tous les républicains de Paris partagent cette espérance, Mme de Staël en tête; mais le baron de Humboldt est d’un autre avis, quoiqu’il le désire autant qu’eux. »

C’était avec autant d’émotion que de respect que Ticknor s’était approché de Mme de Staël. Son âme était pleine des mêmes sentimens lorsqu’il se rencontrait avec le général Lafayette, ce vieil ami de Washington, avec Humboldt, l’un des savans qui ont le mieux connu l’Amérique. Humboldt était d’ailleurs à ses yeux le représentant le plus autorisé de la science allemande. Bien qu’il ne goûtât qu’à moitié l’esprit français, notre Américain recherchait avec un empressement que la curiosité ne suffirait pas à expliquer les personnages les plus brillans de la littérature française à cette époque. Mme de Staël, mourante, se ranimait pour lui dire, en parlant des États-Unis : « Vous êtes l’avant-garde du genre humain,