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que Ticknor avait recherchées à Londres comme à Boston, elles lui faisaient ici défaut. Les habitans se montraient bienveillans, obligeans, et c’était tout. Il n’y avait nulle occasion pour ce libre échange de sentimens et d’opinions qui est un des grands plaisirs de la vie; d’autres plaisirs il n’avait souci. Il ne lui restait que le travail; il s’y livrait avec ardeur, étudiant l’allemand avec l’un, le grec avec un autre, l’italien avec un troisième. Il comprenait enfin ce que c’est que l’érudition, ce que ses anciens maîtres de Boston ne soupçonnaient même pas. La vie bruyante de ses compagnons d’étude ne l’attirait nullement ; il n’aimait ni leurs petites sociétés secrètes, ni leurs duels, ni leurs longues séances à la brasserie. S’il passait parfois la soirée autrement qu’en compagnie de ses livres, c’était chez le naturaliste Blumenbach, un homme du savoir le plus intéressant et le plus varié, anthropologue prématuré qui avait collectionné 173 crânes de tous les peuples et de tous les pays et s’en amusait à faire avant le temps un classement des races humaines. Un soir aussi, Everett et Ticknor eurent l’honneur d’être admis à un club littéraire composé de vingt-quatre membres, moitié professeurs et moitié étudians. Ce club littéraire n’est au surplus, observe-t-il finement, qu’un prétexte pour souper ensemble tous les quinze jours, comme toutes les institutions de même genre. Les deux Américains y jouaient le rôle de bêtes curieuses, ajoute-t-il encore : ils venaient de si loin que l’on s’étonnait de leur voir la peau blanche et les façons d’hommes civilisés.

On imagine bien que les dissertations sur la littérature et sur la philosophie allemandes ne font pas défaut dans les notes de notre voyageur. Ce qu’il en dit peut être omis, car le sujet n’a plus pour nous l’attrait de la nouveauté. Il y a une page cependant qui mérite d’être reproduite, ne fût-ce que pour montrer ce qu’il possédait de perspicacité. Il s’agit de la république des lettres, une utopie en Angleterre à cause du patronage qu’exerce l’aristocratie, en France où tout le mouvement intellectuel se concentre autour de Versailles ou de Paris, en Italie et en Espagne en raison de l’absolutisme des gouvernemens qui ne tolèrent ni la liberté de penser ni la liberté d’écrire.

« En Allemagne, par la force des circonstances et du caractère national, la démocratie littéraire a pu naître et se développer. Ici le patronage ne peut s’étendre, parce que les citoyens sont pauvres et que les gouvernemens ont trop peu d’importance. Il n’y a pas de splendeur royale lorsqu’il n’y a pas de métropole, et quant à la tyrannie, elle n’a jamais été bien pesante, sauf au temps de l’occupation française ; alors elle a été trop courte pour exercer un effet durable, surtout avec la réaction qui l’a suivie.