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« Il vomit un torrent de remarques. Cette ardeur et cette volubilité vous amusent quelque temps; vous oubliez de vous demander si cela signifie quelque chose. Lorsque vous en êtes à y regarder de près, vous constatez avec surprise que, nonobstant cette singulière abondance, la langue n’a jamais été plus vite que la pensée. Vous êtes étonné de découvrir qu’à l’inverse d’autres orateurs impétueux il ne se livre jamais à l’amplification, il ne se répète jamais pour se donner le temps de réunir ou d’arranger ses idées. Ce discours, poursuivi avec tant de vigueur et d’éloquence que vous avez peine à le suivre, est aussi logique, aussi solide que si l’orateur luttait sur les bancs de l’école pour gagner un prix ou devant un tribunal pour obtenir un arrêt.

« Avec tout cela, il conserve à vos yeux une évidente simplicité de caractère. Vous êtes certain qu’il ne fait rien pour l’effet, pour la montre; qu’il ne choisit point son sujet, qu’il ne mène pas la conversation en sorte de déployer ce qu’il sait et ce qu’il peut; qu’il n’a pas l’ambition de passer pour un homme d’esprit, et que, s’il a eu le bonheur de découvrir de bons argumens, il ne regarde pas autour de lui, à l’instar de certains grands hommes, pour constater l’impression produite sur les auditeurs. Bref, vous ne pouvez être avec lui une heure durant sans vous convaincre qu’il n’a ni artifice ni affectation, qu’il parle non pas pour triompher ou pour faire preuve d’habileté, mais bien parce que son cerveau est plein et que la conversation lui plaît,

M Néanmoins M. Jeffrey n’a pas eu les suffrages de tout le monde. Plus d’un se plaint qu’il soit impérieux, qu’il ait l’air de se croire d’une espèce supérieure aux personnes qui l’entourent, qu’il se soit tant habitué à parier qu’il ne veut plus écouter, et qu’il soit si rassasié d’admiration que c’est pour lui une nourriture vulgaire. Ces plaintes ont quelque fondement; mais je pense que les circonstances l’excusent. Il possède en quantité suffisante les qualités aimables qui constituent la politesse; mais il ne sait pas les distribuer en proportions judicieuses. Il montre à chacun la même déférence : cette politesse flatte ceux qui n’ont pas coutume d’attirer l’attention; elle est un désappointement pour les autres que l’habitude de recevoir les hommages a convaincus que ces hommages leur sont toujours dus... Vous en conclurez que M. Jeffrey m’a beaucoup plu[1]. »

  1. Peut-être est-il besoin de faire observer que, dans les citations que contient cette étude, on n’a pas traduit à la lettre le texte de l’auteur américain ; on a voulu plutôt reproduire le ton, le mouvement des idées. Le style de Ticknor a des défaillances : quelques mots y reviennent avec abus ; il y a des longueurs ou des répétitions. Les collaborateurs bénévoles grâce auxquels mistress Ticknor a pu compiler ces deux volumes se sont fait scrupule probablement de corriger les écrits de leur ami défunt. Ils ont eu raison d’en agir ainsi, c’est incontestable. Ici la même réserve ne nous est pas imposée.