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Le Forum a joui de cette bonne fortune rare d’être resté en tout temps le centre et le cœur de Rome. Dans presque toutes nos capitales modernes, l’activité et la vie se déplacent avec les siècles; à Paris, elles ont passé successivement de la rive gauche à la rive droite de la Seine et d’un bout de la ville à l’autre bout. Rome s’est montrée plus fidèle à ses anciennes traditions. Depuis le jour où, selon Denys d’Halicarnasse, Romulus et Tatius, établis l’un sur le Palatin et le Célius, l’autre sur le Capitole et le Quirinal, décidèrent de se réunir, pour traiter les affaires communes, dans cette plaine humide et malsaine qui s’étendait du Capitole au Palatin, elle n’a jamais cessé d’être le lieu des réunions et des délibérations de la cité. Dans les premières années, il n’y avait pas d’autre place publique, et elle servait à tous les usages. Le matin on y vendait toute sorte de denrées, dans le jour on y rendait la justice, on s’y promenait le soir. Avec le temps les places se multiplièrent; il y eut des marchés spéciaux pour les bestiaux, pour les légumes, pour le poisson (forum boarium, olitorium, piscatorium) \ il y eut même le marché aux gourmandises (forum cuppedinis), où ceux qui aimaient les bons morceaux allaient s’approvisionner; mais le vieux Forum de Romulus conserva toujours sa prééminence sur tous les autres. L’empire lui-même, qui changea tant de choses, ne le déposséda pas de ce privilège. Il construisit autour de lui des places plus vastes, plus régulières, plus somptueuses, mais qui ne furent jamais regardées que comme des annexes et des dépendances de ce qu’on s’obstinait à appeler par excellence « le Forum romain. » Il résista aux premiers désastres des invasions, et survécut à la prise de Rome par les Wisigoths et les Vandales. Après chaque bourrasque, on s’occupait à le réparer tant bien que mal, et les barbares eux-mêmes, comme Théodoric, prenaient quelquefois la peine de relever les ruines qu’ils avaient faites. La vieille place et ses édifices existaient encore au commencement du VIIe siècle, lorsque le sénat eut l’idée malheureuse de consacrer à l’abominable tyran Phocas cette colonne dont Gregorovius nous dit « que la Némésis de l’histoire l’a conservée comme un dernier monument de la bassesse des Romains. » A partir de ce moment, les ruines s’amoncellent. Chaque guerre, chaque invasion renverse quelque ancien monument qu’on ne prend plus la peine de réparer. Les temples, les arcs de triomphe, qu’on a flanqués de tours et couronnés de créneaux, comme des forteresses, attaqués tous les jours dans la lutte des partis qui divisent Rome, ébranlés par des assauts furieux, finissent par s’écrouler et couvrent le sol de près de 10 mètres de décombres. Chaque siècle ajoute à cet entassement. Lorsqu’en 1536 Charles Quint traversa Rome, au retour de son expédition de Tunis, le pape voulut faire passer le vengeur