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Ces prédictions mélancoliques ne se sont point accomplies, les réformes triomphèrent de tous les obstacles, des irrésolutions du roi, du mauvais vouloir des gens de cour, des intrigues, de la cabale et des mandarins, et Dieu sait combien les mandarins ont la vie dure, avec quelle ténacité ils se cramponnent à leur place et à leur traitement. Par sa persévérance à poursuivre jusqu’au bout le pénible travail de sa régénération, la Prusse mérita de voir des jours meilleurs. Ses hommes d’état les espéraient, les attendaient; ils doutaient de la solidité de cet empire d’Occident fondé par le nouveau Charlemagne; ils avaient trop étudié la philosophie pour ne pas savoir que les ambitions démesurées et les génies intempérans ne bâtissent jamais des maisons qui durent. Le prince Guillaume, frère du roi, envoyé en mission à Paris, en rapporta l’impression que cet empire éclatant serait éphémère; il racontait qu’un soir, dans le parc de Fontainebleau, à quelques pas du château éclairé de tous les feux du couchant, des familiers du maître s’étaient pris à se demander si le soleil d’Austerlitz ne pâlirait pas un jour et si tous les colosses n’ont pas des pieds d’argile. Vers le même temps, l’empereur Alexandre disait à quelqu’un : « Ayons un peu de patience, c’est un torrent qu’il faut laisser passer. »

Les peuples éprouvés cruellement par le sort n’ont pas toujours à leur disposition des Hardenberg, des Stein, des Scharnhorst; mais le bon sens, armé de courage et d’obstination, suffit pour venir à bout des mandarins (il y en a dans tous les pays), et pour tenir en échec les brouillons, aussi dangereux que les mandarins. L’essentiel est de ne pas s’endormir sur les périls, de ne pas se laisser décourager par les difficultés, par les contre-temps, par les déconvenues. A chaque jour suffit sa peine, et les torrens finissent par passer.


G. VALBERT.