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Dans un endroit de ses Mémoires, Hardenberg se reproche d’avoir, comme tant d’autres, trop présumé de l’armée prussienne; mais il impute les revers écrasans qu’elle essuya moins à elle-même qu’à l’impéritie de ceux qui la commandaient, et surtout à l’étourderie criminelle d’un gouvernement qui se croyait prêt et ne l’était pas. « Non-seulement on avait commencé la guerre sans avoir conclu la paix avec l’Angleterre et la Suède, sans être certain que la Russie entrerait prochainement en ligne, sans s’être assuré la coopération de l’électeur de Hesse; on n’avait pas même prévu l’éventualité d’une défaite. Les forteresses n’avaient pas été mises en état de défense ni pourvues des approvisionnemens nécessaires. Les troupes de la Prusse orientale et méridionale n’étaient pas encore sur le pied de guerre. Les bataillons de réserve, sorte d’armée territoriale dont on avait beaucoup parlé et sur laquelle on avait beaucoup écrit, n’étaient pas organisés. » Rien n’est plus imprévoyant que la médiocrité, et la médiocrité gouvernait la Prusse. Le 30 octobre 1806, la grande-maîtresse de la cour, la comtesse de Voss, écrivait dans son journal, qui a été récemment publié : « L’irrésolution, l’aveuglement, l’incapacité, qui règnent dans les plus hauts postes et même dans l’entourage du roi, voilà notre plus grand malheur[1]. »

En énumérant les diverses circonstances qui furent fatales à la Prusse, Hardenberg remarque combien il est fâcheux pour une armée d’avoir à sa tête un souverain qui ne sait pas la guerre et qui, incapable de commander, impose au commandement la gêne de sa présence, de ses décisions et de ses indécisions. Frédéric-Guillaume III ne savait pas la guerre, mais il se piquait de l’apprendre. On raconta plus tard à Saint-Pétersbourg que, pendant les conférences de Tilsitt, Napoléon lui dit brusquement : — Sire, étudiez-vous toujours la tactique? — Le roi porta le doigt à son chapeau comme un grenadier qui salue et répondit: — Oui, sire. — « Napoléon, lisons-nous dans les Mémoires, aurait eu moins facilement gain de cause si le duc de Brunswick, bien qu’il ne fût pas un homme de génie, avait eu les mains libres, s’il avait pu conduire les opérations à sa guise, ou, mieux encore, si l’on avait donné le commandement au prince de Hohenlohe. » Mais le roi était là, on intriguait beaucoup autour de lui, et le généralissime ne pouvait rien entreprendre sans avoir obtenu son aveu et celui de ses adjudans. On tenait conseil de guerre sur conseil de guerre, on perdait son temps en discussions, et les discussions intempestives sont une des portes par lesquelles les grandes catastrophes font leur entrée dans ce monde. Il y a quelques années, le prince impérial, causant des tristes événemens de 1870 avec un ancien ministre de son père, lui disait : — Dès l’ouverture

  1. Neunundsechzig Jahre am preussischen Hofe, aus don Erinnerungea der Oberhofineisterin Sophie Marie Gräfin von Voss, Leipzig, 1876.