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et Sirius, Aldebaran et Arcturus, le zodiaque et la voie lactée, ne font que refléter la grandeur de Dieu ; les natures intelligentes la reflètent et la connaissent. Entre les unes et les autres, la différence est aussi grande qu’entre le miroir et celui qui voit. Ainsi, dit-il encore, « Dieu étant le plus grand et le plus sage des esprits, les êtres avec lesquels il peut pour ainsi dire entrer en communication et même en société le doivent toucher infiniment plus que le reste des choses… Les seuls esprits sont faits à son image et quasi de sa race ou comme enfans de la maison… Un seul esprit vaut tout un monde… Cette nature si noble des esprits fait que Dieu tire d’eux infiniment plus de gloire que du reste des êtres, ou plutôt les autres êtres ne donnent que de la matière aux esprits pour le glorifier. » N’est-ce pas là, je le demande, une réfutation péremptoire ? Si M. Victor Hugo était un athée, ces raisonnemens ne le toucheraient pas, mais, puisqu’il croit à l’esprit tout-puissant, il lui est impossible d’échapper à l’argumentation de Leibniz.

Et dans cette lutte inattendue, de quel côté se trouve l’avantage, non plus pour le fond des idées, mais pour la poésie même ? Quelle est la plus poétique de ces deux conceptions : ici, un dieu dont la gloire ne se reflète que dans les splendeurs de la matière, là un dieu non-seulement reflété dans des millions de soleils, mais connu, servi, aimé, glorifié, par d’innombrables légions d’esprits ? Poser la question, c’est la résoudre. M. Victor Hugo a passé à côté du plus grand sujet, et c’est Leibniz qui est ici le vrai poète. Pourquoi ? parce qu’au lieu de s’attacher à un dieu sans rapport avec l’humanité, à un dieu qui n’est que force, puissance, énormité, nature inaccessible et incommunicable, il s’attache par-dessus tout à la qualité morale du saint des saints. « C’est pourquoi, dit-il avec une simplicité magnifique, cette qualité morale de Dieu qui le rend seigneur ou monarque des esprits, le concerne pour ainsi dire personnellement d’une manière toute singulière. C’est en cela qu’il s’humanise, qu’il veut bien souffrir des anthropologies, et qu’il entre en société avec nous comme un prince avec des sujets… Les anciens philosophes ont fort peu connu ces importantes vérités : Jésus-Christ seul les a divinement bien exprimées, et d’une manière si claire et si familière que les esprits les plus grossiers les ont conçues : aussi son évangile a-t-il changé entièrement la face des choses humaines[1]. »

La théodicée de M. Victor Hugo, en cette nouvelle série de la Légende des siècles, est donc aussi erronée que sa philosophie de

  1. Voyez ce Discours de métaphysique dans le recueil que M. Foucher de Careil a publié sous ce titre : Nouvelles lettres et opuscules inédits de Leibniz ; 1 vol. Paris, 1857.